Institut d’égyptologie François Daumas UMR 5140 « Archéologie des Sociétés Médi
Institut d’égyptologie François Daumas UMR 5140 « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes » Cnrs – Université Paul Valéry (Montpellier III) Dans les marécages et sur les buttes Le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne Sydeny Aufrère Citer cet article : S. Aufrère, « Dans les marécages et sur les buttes. Le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne », ENIM 4, 2011, p. 51-79. ENiM – Une revue d’égyptologie sur internet est librement téléchargeable depuis le site internet de l’équipe « Égypte nilotique et méditerranéenne » de l’UMR 5140, « Archéologie des sociétés méditerranéennes » : http://recherche.univ-montp3.fr/egyptologie/enim/ Dans les marécages et sur les buttes Le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne* Sydney Aufrère MMSH, centre Paul-Albert Février, UMR 6125 Les ravages du plus grand des animaux aquatiques, répandant partout l’épouvante et la mort, le firent regarder comme un instrument des vengeances célestes : un sentiment stupide et superstitieux fit le succès de ces croyances. Voilà comment le pouvoir malfaisant d’une bête cruelle parvint à troubler la raison et à surprendre les hommages d’un peuple abusé. INSI S’EXPRIME Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) dans ce texte rédigé pour la Description de l’Égypte (Description de l’Égypte. Texte, t. XXIV, p. 401-402) 1. Derrière ce déluge de poncifs de son temps 2 : « répandant partout l’épouvante et la mort », « un instrument des vengeances célestes », « un sentiment stupide et superstitieux », « pouvoir malfaisant, « bête cruelle », « surprendre les hommages », comment ne pas être * Ce texte est la version intégrale d’une communication présentée dans le cadre des Rencontres internationales d’Archéologie et d’histoire d’Antibes. Prédateurs dans tous leurs états. « Les carnivores » : Évolution, Biodiversité, Interactions, Mythes, Symboles, 21-23 octobre 2010, organisées par le CEPAM et la Ville d’Antibes. Mes remerciements vont naturellement à Arnaud Zucker, Armelle Geideisen et Jean-Philippe Brugal pour leur invitation à participer à ces rencontres. Cet article ne porte que sur les aspects du crocodile contenus dans le titre, mais j’y reviendrai dans le cadre d’un travail plus général sur les reptiles. Ma gratitude va à Jean- Yves Empereur (Centre d’Archéologie Alexandrine), qui m’a permis d’illustrer cet article [fig. 2] à l’aide d’une planche de la Description de l’Égypte. Isabelle Régen m’a aussi procuré le beau cliché couleur [fig. 1]. Qu’elle en soit elle aussi vivement remerciée. 1 Voir A. RIESE, « Bibliography of the Crocodilia », Herpetologica 4/2, 1947, p. 43-54 ; R.A. FERGUSSON, « Nile crocodile Crocodylus niloticus », document pdf : (http://www.iucncsg.org/ph1/modules/Publications/ActionPlan3/15_Crocodylus_niloticus.pdf) ; excellentes notices : http://www.eol.org/pages/795278 ; http://www.flmnh.ufl.edu/cnhc/csp_cnil.htm. Voir aussi É. GEOFFROY SAINT-HILAIRE, « Observations sur les habitudes attribuées par Hérodote aux crocodiles du Nil », Annales du Museum IX, 1807, p. 373-387. Ce papier est un des plus remarquables pour l’étude de l’animal dans son environnement. Voir aussi Cl. SICARD, Œuvres I. Lettres et relations inédites, BiEtud 83, Le Caire, 1982, p. 87 ; id., Œuvres II. Relations et mémoires imprimés, BiEtud 84, Le Caire, 1982, p. 148. Pour comprendre de quelle manière les savants du XIXe siècle comprenaient la nature du crocodile, il est intéressant de lire J. CHAMPOLLION-FIGEAC, Égypte ancienne, Paris, 1843, p. 21-23. On trouvera une notice concise sur Crocodylus niloticus dans Sh. BAHA EL DIN, A Guide to the Reptiles and Amphibians of Egypt, La Caire, New York, 2006, p. 298-300. 2 Ces mêmes syntagmes – je l’ai vérifié – se retrouvent tout faits chez les auteurs contemporains. A Sydney Aufrère ENIM 4, 2011, p. 51-79 52 étonné qu’il puisse y avoir quelque chose de vrai, d’autant que l’examen de la littérature ancienne et moderne ne permet guère d’identifier le thème de cet hydro-saurien vecteur de la vengeance céleste. On en imaginerait presque une fausse problématique forgée a priori. Et pourtant, derrière ce sentiment apparemment infondé sur le plan littéraire comme nous allons le voir, se cache une solide réalité avec laquelle les Égyptiens de l’Antiquité étaient familiers, réalité qu’ils partageaient avec d’autres ethnies d’Afrique continentale ou insulaire, même si celle-ci n’est à l’heure actuelle que folklore. Quelques traits de Crocodylus niloticus LAURENTI 1768 Nous sommes cependant loin de l’objet vivant qui fonde cette recherche. Aujourd’hui que les crocodiles, comme dit la comptine, ont déserté les bords du Nil 3, il convient de reconstituer le champ des possibles et comprendre l’univers des représentations de la basse vallée du Nil en nous fiant notamment aux descriptions des voyageurs des siècles passés ayant une approche un tant soit peu naturaliste. Fig. 1. Crocodylus niloticus (Afrique du Sud, 2010) (! J.-Y. Sironneau). Mais qu’en est-il de Crocodylus niloticus LAURENTI 1768 4, ce monstre hérissé de dents et caparaçonné de plaques et d’écailles, puisque c’est de lui dont on parle ? En considérant d’un 3 Voir C. MAYEUR-JAOUEN, « Crocodiles et saints du Nil », RHR 217/4, 2000, p. 733-760, en particulier p. 758- 760. 4 La première description scientifique figure chez Josephi Nicolai Laurenti specimen medicum exhibens synopsin reptilium emendatam cum experimentis circa venena et Antidota reptilium Austriacorum, Viennae, 1768, p. 53, Genus XV Crocodylus. Je n’ai pu consulter une thèse de l’École vétérinaire d’Alfort due à C. FRÉTEUR, Importance historique artistique et religieuse des crocodiles du Nil en Égypte ancienne, 1991, 153 pages. Sur le nom grec du crocodile, voir S. AMIGUES, « Les animaux nommés skwlhx dans les Indica de Ctésias, FGrH 45 Dans les marécages et sur les buttes, le crocodile du Nil http://recherche.univ-montp3.fr/egyptologie/enim/ 53 regard le continent africain et en choisissant une longue échelle de temps, celui-là est répandu dans toute l’Afrique sub-sahélienne, et dans l’axe nilotique. Des populations élisent domicile jusqu’en Mauritanie 5, vestige d’une colonisation des cours d’eau et des marigots omniprésente dans toute l’Afrique. Pour ne prendre en compte que le bassin versant du Nil, l’habitat de cette espèce s’est réduit avec le temps aux tributaires les plus importants, mais, à l’époque mésolithique, il occupait le bassin versant méridional du Nil au sens large 6. Profitant d’un biotope adapté à ses conditions de vie – bandes sablonneuses et alluviales au-dessus du fleuve –, il est devenu l’une des principales composantes de la faune et des croyances de l’Égypte ancienne 7. Dès l’Époque préhistorique, il aurait été la cause d’interactions écologiques en suscitant des contraintes telles sur la vie humaine que l’homme a été obligé de choisir les lieux où il pouvait chasser et pêcher sans craindre de le rencontrer 8. En effet, constante du paysage, pullulant du Sud au Nord dans l’Antiquité 9, il constituait – jusqu’à la pose des barrages 10 – une menace permanente pour tous ceux qui vivaient à proximité de l’eau ou exerçaient une activité dans les marais, ceux-ci, sous le nom de pehou, espace faisant partie intégrante de chaque nome 11 : pêcheurs, chasseurs, bouviers, collecteurs de papyrus et de joncs. Les artistes ayant orné les parois des mastabas de l’Ancien Empire témoignent de sa présence constante. Ils montrent parfois un crocodile s’apprêtant à dévorer un hippopotame nouveau-né. Cette occupation semble le distraire de l’activité des bouviers qui, une bouée de roseaux en travers de la poitrine, veulent faire franchir un gué à leurs troupeaux. Ils sont protégés, un texte nous le dit, par un chant de conjuration contre le crocodile 12. Les chevaux (46) », RevPhil 79/1, 2005, p. 8-15, et spécialement p. 10-11, 14. Le lecteur trouvera une bonne description des mœurs de crocodiles dans J.-Y. COUSTEAU, Y. PACCALET, Le destin du Nil, Paris, 1982, p. 115-121 ; S.A. STEPHEN, « Lessons of the crocodiles », Common knowledge 11, n° 2, 2005, p. 215-239. Voir aussi J.- Cl. GOYON, « Le Nil, le crocodile et le divin », conférence prononcée dans le cadre de la Société d’égyptologie de Lyon. 5 P. LLUCH, S. ROBIN, J. LESCURE, « Le crocodile du Nil, Crocodylus niloticus Laurenti, 1768 dans le Tagant (Mauritanie) », Bulletin de la Société herpétologique de France 111-112, 2004, p. 5-23. 6 K.M. STEWART, « Fossil Fish from the Nile River and Its Southern Basin », Monographiae Biologicae 89, 2009, p. 677-704. 7 On lira avec le plus vif intérêt l’article de R. DECARY, « Le crocodile malgache. Ses mœurs, son rôle dans la vie indigène », Journal de la société des Africanistes 19, 1949, p. 195-207. Ce dernier montre une grande similarité ethnologique entre les croyances de l’Égypte au sujet du crocodile et celles de l’île de Madagascar jadis, qui ont fait l’objet d’observations précises. 8 Sur ces contraintes au Soudan, voir A.T. ELMAHI, « The Nile Crocodile and Prehistoric Groups: an ancient ecological interaction along the Nile (Sudan) », Beiträge zur Sudanforschung 5, 1992, p. 151-164. 9 C’est à tel point qu’on organise un commerce d’animaux sacrés à partir du règne d’Alexandre : M. NICOLOTTI, L. ROBERT, « Les crocodiles momifiés du Muséum de Lyon », Nouvelles archives du Muséum d’Histoire naturelle de Lyon 32, 1994, p. 4-62. Voir également Ph. PROVENÇAL, « Observations zoologiques de ‘Abd al- Lâtif al-Bagdâdî », Arabica 42/3, 1995, p. 315-333 et surtout id., « Observations uploads/Histoire/ aufrere-dans-les-marecages-et-sur-les-buttes-crocodile.pdf
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- Publié le Oct 24, 2021
- Catégorie History / Histoire
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