JEAN-BAPTISTE BRISSAUD, UN JURISTE POSITIVISTE ENTRE SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGI

JEAN-BAPTISTE BRISSAUD, UN JURISTE POSITIVISTE ENTRE SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE HERVE LE ROY À l’approche du vingtième siècle, Jean-Baptiste Brissaud, professeur d’histoire du droit à Toulouse, compose une vaste synthèse de ses activités d’érudition et d’enseignement. Appliquée à la France, mais avec ses renouvellements européens, l’histoire juridique qu’il décrit est marquée par les influences orientant sa réflexion depuis sa thèse1. Montesquieu et Savigny, Tocqueville et Taine, Auguste Comte surtout, sont utilisés pour aboutir à un positivisme éclectique aux prétentions socio- logiques qui peut s’accorder avec la mentalité des républicains « opportunistes » fondant la troisième République sous les yeux de Brissaud2. Avec Esmein son émule, Brissaud appartient pleinement à cette première génération d’historiens du droit libéraux de conciliation évoquée par J. Poumarède3. A travers les mille sept cent quatre-vingt-cinq pages consistantes de ses célèbres manuels parus de 1898 à 1904, nous nous bornerons ici à évoquer brièvement la logique interne de son œuvre, sans malheureusement pouvoir préciser ses sources, ses parallélismes philosophiques (ainsi avec Durkheim) et ses développements juri- diques qui nécessitent des travaux beaucoup plus approfondis. Inspiré par Aristote, Montesquieu et Comte, Brissaud montre d’abord, n’en déplaise aux « utilitaires » superficiels et paresseux, que seule une vaste perspective historique permet de connaître intimement les institutions contemporaines et leurs principes, « l’esprit des lois » selon son maître bordelais. Ainsi se découvrent les lois séculaires inexorables dont les formes juridiques ne sont, dans chaque civilisation, que des expressions adaptées aux contingences sociales particulières d’un moment donné4. En invoquant, selon Burke, la plasticité du pragmatisme anglais grâce à son conservatisme affecté5, en citant Savigny et même Portalis6, Brissaud en profite pour Maître de conférences à l’Université des sciences sociales de Toulouse. 1 J.-B. BRISSAUD, Manuel d’histoire du droit français (sources, droit public, droit privé), Fontemoing, Paris, t.1, 1898, t.2, 1904. 2 Cf. notice Brissaud, dans Dictionnaire historique des juristes français, sous direction ARABEYRE, HALPERIN et KRYNEN éds, à paraître. 3 J. POUMAREDE, « Penser l’absolutisme. Approche historiographique des ouvrages pédagogiques en histoire des institutions françaises », De la Res publica aux Etats modernes, Journées Internationales d’Histoire du Droit, Bilbao, Servicio Editorial de la UPV/EHU, 1992, p. 263-274. 4 J.-B. BRISSAUD, Manuel […], ouv. cit., p. 1, 3, 11. 5 Ibid., p. 970, 973 et 974. 6 Ibid., p. 411 et 412. brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by Toulouse Capitole Publications Hervé LE ROY 270 honnir la rigidité mécanique des systèmes a priori échafaudés par les théoriciens du droit naturel qui prétendent se dispenser de l’histoire et de ses leçons. Dans cette croisade contre l’artificialisme arbitraire, outrancier et dangereux, de la pensée des dix-septième et dix-huitième siècles, Brissaud, réflétant l’éclectisme de Comte sans idées préconçues et partisanes, enrôle Burke et de Maistre avec Bentham, Savigny avec Hegel, Bonald avec Taine, leur méthode inductive les réunissant malgré des conclusions politiques très opposées7. Mais appréhender dans toute sa complexité l’homme concret immergé dans une société, c’est aussi reconnaître, à côté des nécessités matérielles, l’importance des facteurs moraux de l’idéal collectif stimulant l’action. En ce sens, ramenées à leur rôle d’impulsion, de mythe selon la méthodologie platonicienne, comme l’avaient d’ailleurs compris les plus lucides de ses adeptes, les rêveries philosophiques du droit naturel n’en ont pas moins eu des effets puissants et objectivement bénéfiques en poussant à des réformes devenues nécessaires dans une nouvelle société indivi- dualiste, surtout si un relativisme réaliste est venu brider les risques recélés par un excès d’intellectualisme spéculatif8. Ici, les soubresauts momentanés mais déplora- bles de la Révolution Française, suscitant même parfois des aberrations régressives, sont opposés au sage pragmatisme anglais, garantissant une évolution plus tranquille et plus sûre. Trop schématique, comme l’a montré Taine, l’esprit français s’est alors laissé prendre aux divagations simplistes et pernicieuses de Rousseau9. Il en résulte tout un aspect confus, parfois criminel, et finalement stérile de notre Révolution qui cependant ne saurait éclipser, malgré les réactionnaires, son œuvre vraiment cons- tructive, fondement de la nouvelle société, lorsqu’elle a fait aboutir des transformations séculaires ébauchées par cette vieille France dont elle procède, même à son corps défendant10. Au vrai, s’affirmant progressivement parmi les hommes, l’idée de justice revêt des formes mouvantes très différentes selon les temps, afin de s’accorder avec les sentiments dominants du moment11. Aussi, alors que peut advenir l’ère positiviste du vingtième siècle, le droit doit enfin devenir une branche de la science sociale annon- cée par Comte, et donc se dégager de la tutelle que la philosophie vient de lui infliger en se substituant à la théologie moyenâgeuse. Le rejet des utopies faciles (poursui- vies au dix-neuvième siècle par les socialistes prétentieux, pêle-mêle Saint-Simon, Fourier, Leroux, Proudhon, Lassalle et Marx, des théoriciens amalgamés avec dédain par Brissaud, germaniste mais ostensiblement ignorant du Marxisme et de ses prétentions à la scientificité) caractérise négativement le positivisme que prône notre historien du droit sur la lancée de Comte12. Sui generis maintenant, la méthode expérimentale, basée sur l’observation minu- tieuse et la comparaison raisonnée, permet de fonder rigoureusement la « science sociale » prophétisée par Auguste Comte ou « science de l’être collectif qu’on appelle société ». L’histoire et le droit doivent former des branches éminentes de cette « science des faits sociaux », aussi réels pour l’homme que les faits matériels, 7 Ibid., p. 412. 8 Ibid., p. 969 à 972. 9 Ibid., p. 411. 10 Ibid., p. 970. 11 Ibid., p. 1, 4, 5, 6, 13, 23. 12 Ibid., p. 413. BRISSAUD, UN JURISTE POSITIVISTE ENTRE SOCIOLOGIE ET ANTHROPLOGIE 271 puisque, selon la leçon jadis donnée par Montesquieu, on peut y dégager des lois régulières qui se vérifient maintenant dans les statistiques et par les enquêtes13. La reconnaissance de la complexité d’ailleurs croissante des organismes collectifs souligne la spécificité irréductible de cette « sociologie », même si des comparaisons suggestives peuvent lui venir d’autres sciences, en particulier de la biologie étudiant les corps cette fois physiques et naturels14. D’ailleurs, l’histoire enquêtant sur des documents lacunaires et tendancieux doit se borner à révéler des orientations sur le long terme, qui, concrètement, permettront de mieux prévoir l’avenir et de tenter éventuellement de l’infléchir15. Dans cette esquisse, nous évoquerons d’abord le développement intrinsèque de la société et de ses organes qui, dans son élan, peut entraîner des déséquilibres redoutables : des processus pathologiques risquent d’emporter même une civilisation incapable d’assimiler qualitativement, donc mentalement, sa croissance quantitative (Nisbet a montré l’angoisse des initiateurs de la sociologie). Puis nous évaluerons l’action logique du temps sur les hommes dont le milieu mental est forcément une résultante chronologique. Produit historique, comme le montre notre exemple natio- nal, le droit combine, selon des proportions changeantes, les exigences de l’esprit et des besoins des hommes d’une civilisation particulière, à un moment caractérisé de son destin. Auparavant Brissaud assouplit le déterminisme de son évolutionnisme positiviste en montrant l’essence cumulative du progrès qui se déploie en s’appuyant sur un passé orienté vers lui. I – LE DÉVELOPPEMENT PÉRILLEUX DE LA STRUCTURE SOCIALE. La cohésion du groupe doit supporter la hiérarchisation nécessaire à son évolu- tion sans que son appareil central – étatique dans une société – ne s’hypertrophie. Suscitée directement par des besoins élémentaires, l’autonomie des acteurs sociaux s’affirme d’abord avant la coordination qui la mettra sous tutelle, au risque de la stériliser. En effet, les structures rigides chercheront fatalement à étouffer la sponta- néité première qui atteste pourtant la vitalité des hommes et de leurs groupes. Des lois sociales ambivalentes. Récusant l’irénisme naïf de la théorie du contrat social, Brissaud observe d’abord les nécessités poussant impérativement les hommes à s’unir s’ils veulent subsister face aux périls qui les environnent16. Mais tout regroupement, pour rester efficace et viable, doit fatalement susciter une structuration en un corps dont une ferme discipline assure la cohésion, les volontés particulières ne pouvant y poursui- vre des buts trop divergents. Ainsi apparaît le droit, contrainte que l’organisme collectif impose aux individus qui le composent. Cet impératif appelle une hiérarchie pour garantir la norme indispensable17. Cette loi sociologique d’airain est vérifiée par Brissaud dans des cas très divers mais l’autorité y est d’abord calquée, plus ou moins directement, sur le modèle patriarcal apparu en premier dans la cellule familiale 13 Ibid., p. 2, 6, 7, 8, 10, 11, 399, 403, 410. 14 Ibid., p. 12, 467, 468 et 472. 15 Ibid., p. 9, 12. 16 Ibid., p. 465-466, 470, 604. 17 Ibid., p. 465, 470, 604, 631, 632, 698, 753. Hervé LE ROY 272 élémentaire pour y assurer l’unité du commandement18. En effet, dans les débuts de l’histoire, l’insécurité est si prégnante, avec un État très embryonnaire, que chacun reste complètement soumis à sa communauté familiale, lui sacrifiant sans regret une indépendance invivable pour obtenir protection et nourriture19. Ainsi se forme un esprit communautaire qui connaît son apogée au Moyen Âge lorsqu’il se ramifie dans toutes les activités humaines (selon l’école allemande où Gierke annonce Tönnies) comme le démontrent spontanément les communautés d’habitation taisibles, les corporations de métiers, les collectivités locales, villes surtout mais aussi déjà villages, les sociétés commerciales encore fraternités issues uploads/Histoire/ maitre-de-conferences-a-l-x27-universite-des-sciences-sociales-de-toulouse.pdf

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  • Publié le Jul 01, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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