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61 Erga Logoi – 1/2013 http://www.ledonline.it/erga-logoi/ - Démosthène, Sur la couronne 296 et le vocabulaire grec de la mutilation corporelle Yannick Muller Doi – 10.7358/erga-2013-001-mull Abstract – In ancient Greek there is no general verb such as «to mutilate» in order to express corporal mutilation, however, there is a large variety of terms dealing with the cut- ting, the severing or the amputation of an individual’s part of his body. The main difficulty lies in the polysemous character of some of these words. The present article focuses on one of them, ἀκρωτηριάζω, used by Demosthenes, On the Crown 296: he is accusing the pro-Macedonian politicians to «mutilate» their cities. This verb has three different mean- ings: either severing a human body’s extremities, cutting the prow of a vessel or forming a promontory. In our case, modern translators, following Harpocration, grammarian of the IIth century AD, have chosen to use the verb in its first meaning, considering that the orator thus personified the cities. A close look at all the occurrences in the ancient literature shows a possible different approach, since ἀκρωτηριάζω seems not to have been used to mean a mutilation on a human being before the middle of the Hellenistic period. Demosthenes may have rather used here the image of cities as defenceless as triremes amputated from their rams. Keywords – Mutilation, Demosthenes, lexis. Le grec ancien ne connaît pas de terme générique pour désigner la muti- lation corporelle ou l’action de mutiler: en revanche, il existe toute une variété de mots pour exprimer l’action de couper, de trancher, d’amputer, de priver un individu d’une partie de son corps. La principale difficulté est que, le plus souvent, ces mots possèdent plusieurs sens, parfois éloignés les uns des autres, au point de compliquer le travail du traducteur, voire de gé- nérer des contresens. Nous nous proposons, à titre d’exemple, d’explorer l’un de ces termes. Dans un passage de son discours Sur la couronne, Dé- mosthène invective tous les traîtres qui, dans les principales cités grecques continentales, ont soutenu le parti macédonien: il les accuse d’avoir eux- mêmes «mutilé» 1 leurs patries respectives (ἠκρωτηριασμένοι τὰς αὑτῶν 1 C’est la traduction habituelle que l’on retrouve aussi bien dans les éditions françaises qu’étrangères, voir Mathieu 1947 (2002), 118; Carlier - Bouchet 2000, 396; Yannick Muller 62 Erga Logoi – 1/2013 http://www.ledonline.it/erga-logoi/ - ἕκαστοι πατρίδας). Les principaux outils lexicographiques à notre disposi- tion proposent trois sens au verbe employé, ἀκρωτηριάζω, qui émanent des trois définitions du substantif ἀκρωτήριον: «amputer un homme d’extré- mités du corps» – ou ἀκρωτήρια – et par extension «mutiler»; «couper les akrôtèria des navires», c’est-à-dire leurs éléments saillants en métal (ceux de la proue en particulier) 2; ou encore, dans un contexte géographique, «former un promontoire», soit un akrôtèrion 3. Concernant le passage qui nous intéresse, à en croire Harpocration au IIe siècle de notre ère 4, suivi par l’ensemble des traducteurs modernes, Démosthène emploie le terme dans sa première acception, mais au sens figuré: la patrie se trouve ainsi métaphoriquement personnifiée. Cependant, une étude approfondie des occurrences de ce terme jusqu’au début de l’époque impériale met en évi- dence une apparition très tardive de ce sens dans la littérature conservée. Il est donc nécessaire de reprendre de manière systématique l’analyse des emplois d’ἀκρωτηριάζω afin de mieux appréhender son évolution séman- tique. Dans un premier temps, nous verrons son usage dans les écrits anté- rieurs au milieu du IVe siècle av. J.-C. Puis, nous explorerons les textes des époques postérieures jusqu’à Harpocration, c’est-à-dire la fin du IIIe siècle de notre ère 5. Enfin, nous reviendrons au passage de Démosthène afin de le placer en perspective et de mieux comprendre l’image voulue par l’ora- teur. «mutilated their own countries», Vince - Vince 1926, 213; «hacked off the limbs of their own country», Yunis 2001, 274. 2 Pour des représentations de la proue et de l’éperon sur les vases, les monnaies ou en trois dimensions, cf. Morisson - Williams 1968, pls. 13-20 et 26-28; Morrison - Coates - Rankov 20002, 123, fig. 33; 142-143, figg. 37-38. 3 Voir les dictionnaires classiques Bailly, LSJ, DGE s.v. ἀκρωτηριάζω ou encore Chantraine 1968 (2009), 42. Dans tous les cas, les différents sens sont détaillés avec réfé- rences, mais sans que soit établie une chronologie dans les usages. 4 Harp. s.v. ἠκρωτηριασμένοι: «ayant mutilé eux-mêmes chacune de leurs patries, à la place de ‘ayant infligé des outrages’: car, ceux qui infligeaient des outrages à des indivi- dus avaient coutume de leur découper les extrémités (ἠκρωτηριασμένοι τὰς αὑτῶν ἕκαστοι πατρίδας, ἀντὶ τοῦ λελυμασμένοι· οἱ γὰρ λυμαινόμενοί τισιν εἰώθασι περικόπτειν αὐτῶν τὰ ἄκρα)». Pour le texte grec, voir Keaney 1991, 123. 5 Sur la date du rhéteur d’Alexandrie Valérius Harpocration, voir l’introduction de Keaney 1991, ix-xi. Cf. Suda, s.v. Ἁρποκρατίων (α 4014); Gossen 1912, 2416-2417; Hem- merdinger 1959, 107-109. Démosthène, Sur la couronne 296 et le vocabulaire grec de la mutilation corporelle 63 Erga Logoi – 1/2013 http://www.ledonline.it/erga-logoi/ - 1. Le verbe ἀκρωτηριάζω jusqu’à l’époque de Démosthène 6 D’emblée il faut noter la rareté de l’usage de ce verbe avant l’époque hellé- nistique: en effet, parmi la littérature conservée – et en excluant le cas d’un fragment 7 –, nous n’avons que deux emplois connus pour la période précé- dant Démosthène. En outre, il n’est absolument pas question de mutilation corporelle, mais de prise de navire; il s’agit donc du deuxième sens évoqué en introduction: Her. III 59. Ἕκτῳ δὲ ἔτεϊ Αἰγινῆται αὐτοὺς ναυμαχίῃ νικήσαντες ἠνδρα­ πο­ δίσαντο μετὰ Κρητῶν, καὶ τῶν νεῶν καπρίους … ἐχουσέων τὰς πρῴρας ἠκ­ ρωτηρίασαν καὶ ἀνέθεσαν ἐς τὸ ἱρὸν τῆς Ἀθηναίης ἐν Αἰγίνῃ. Mais, la huitième année, les Éginètes, les ayant vaincus en combat naval, les réduisirent en esclavage avec l’aide des Crétois et comme leurs navires por- taient des proues en forme de sangliers, ils les amputèrent des akrôtèria et les consacrèrent dans le temple d’Athéna à Égine. Xen. Hell. VI 2, 35-36. Αἱ δὲ ἀπὸ Συρακουσῶν νῆες ἅπασαι ἑάλωσαν αὐ­ τοῖς ἀνδράσιν. Ὁ μέντοι Ἰφικράτης τὰς μὲν τριήρεις ἀκρωτηριασαμένος ἕλ­ κων κατηγάγετο είς τὸν τῶν Κερκυραίων λιμένα. Et absolument tous les navires de Syracuse furent capturés avec leurs hommes. Bien sûr, Iphicrate, après avoir amputé lui-même des akrôtèria les trières, les fit conduire en les remorquant au port de Corcyre. 6 Quand il est question de la mutilation, nous avons pris le parti de traduire le plus sou- vent le verbe akrôtèriazô par «amputer des extrémités (du corps)» un homme, afin de conser- ver la transitivité du verbe grec et de rester au plus près de l’étymologie. Cette lourdeur de traduction permet une certaine neutralité en attendant, et c’est le but de l’exposé, d’étudier plus précisément l’éventuel glissement progressif vers le sens plus large de «mutiler» en dégageant une chronologie de cette évolution. Les traductions du grec sont personnelles. 7 Il s’agit d’un fragment d’Hellanicos de Lesbos (fr. 133bis Mette) contenu dans une scholie à Pindare préservée dans un papyrus d’Oxyrhynchos (P.Oxy. 26, 2442), voir Mette 1978, 7. Le papyrus est daté du IIIe siècle ap. J.-C. et il est difficile d’affiner la datation pour la scholie elle-même, d’autant que le passage qui nous intéresse intervient non pas après la mention d’Hellanicos, mais après celle du livre LX des Généalogies d’Épiménide. Il rapporte que «deux guerres survinrent, l’une après que Klyménos eut péri, l’autre après qu’Héraclès eut amputé d’extrémités de leur corps ceux qui étaient venus pour le tribut (δύο δὲ πόλ[ε ̣μοι ἐγέ̣ν ̣ο(ντο), ὁ μ(ὲν) Κλυμένου ἀναιρεθέντο(ς), | [ὁ δὲ τοὺς ἐπὶ] δασμὸ(ν) π̣[α̣ρ ̣]ό̣ντ(ας) Ἡρακλέο(υς) ἀκρωτηριά[σαντος])». Nous avons là bien évidemment un résumé de ce qui devait apparaître dans les Généalogies, il est donc probable que le scholiaste a paraphrasé le texte sans nécessairement employer un vocabulaire identique. Par ailleurs, s’agit-il d’Épiménide le Crétois (FGrHist 457) de la fin du VIIe siècle av. J.-C. qui purifia Athènes de la souillure liée à l’antique meurtre des Cylonides et qui écrivit une Théogonie (parfois aussi appelée Généalogie) ou d’un historien postérieur, homonyme du précédent et cité par Diogène Laërce (I 115) comme auteur de Généalogies? Yannick Muller 64 Erga Logoi – 1/2013 http://www.ledonline.it/erga-logoi/ - Dans un cas, comme dans l’autre, le sens est évident et bien explicité par le contexte. Nous pouvons cependant noter l’emploi indifférencié de la forme active et médio-passive pour qualifier l’action menée contre les navires. Il ne semble donc pas, sauf accident dans l’état de conservation de notre documentation – ce qui ne peut être totalement exclu – que le verbe ἀκρω­ τηριάζω ait été utilisé pour qualifier une mutilation corporelle avant Démosthène. 2. Les emplois Jusqu’à Harpocration Après Démosthène, la littérature antique conservée ne révèle aucun usage d’ἀκρωτηριάζω pendant près de deux siècles, si nous laissons de côté les fragments d’auteurs du début de l’époque hellénistique. En effet, ces quatre fragments d’historiens ou de philosophes apparaissent dans des œuvres plus tardives et ne correspondent probablement pas à des citations directes: ils relèvent au mieux de la paraphrase 8, à l’exclusion peut-être d’un fragment de Mégasthène, qui évoque un châtiment en Inde pré- voyant que uploads/Histoire/ demostene-despre-coroana.pdf

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  • Publié le Sep 16, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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