Walter Benjamin Thèses sur la philosophie de l’Histoire 1940 suivi de Peter Szo

Walter Benjamin Thèses sur la philosophie de l’Histoire 1940 suivi de Peter Szondi L’espoir dans le passé 1978 Walter Benjamin 2 Thèses sur la philosophie de l’histoire 3 I On connaît la légende de l’automate capable de répondre, dans une partie d’échecs, à chaque coup de son partenaire et de s’assurer le succès de la partie. Une poupée en costume turc, narghilé à la bouche, est assise devant l’échiquier, qui repose sur une vaste table. Un système de miroirs crée l’illusion que le regard puisse traverser cette table de part en part. En vérité un nain bossu s’y est tapi, maître dans l’art des échecs et qui, par des ficelles, dirige la main de la poupée. On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. La poupée appelée « matérialisme historique » gagnera toujours. Elle peut hardiment défier qui que ce soit si elle prend à son service la théologie, aujourd’hui, on le sait, petite et laide et qui, au demeurant, n’ose plus se montrer. Walter Benjamin 4 II « L’un des traits les plus surprenants de l’âme humaine, à côté de tant d’égoïsme dans le détail, est dans le présent, en général, soit sans envie quant à son avenir ». Cette réflexion de Lotze conduit à penser que notre image du bonheur est marquée tout entière par le temps où nous a maintenant relégué le cours de notre propre existence. Le bonheur que nous pourrions envier ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous aurions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit l’image du bonheur est inséparable de celle de la délivrance. Il en va de même de l’image du passé que l’Histoire fait sienne. Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique sait pour quelles raisons. III Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. Certes ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. C’est à dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour – et ce jour est justement le dernier. Thèses sur la philosophie de l’histoire 5 IV Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de vous vêtir, ensuite vous échera de lui-même le royaume de Dieu. Hegel, 1807. La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx, est une lutte pour les choses brutes et matérielles, sans lesquelles il n’est rien de raffiné ni de spirituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raffiné, ce spirituel se présente tout autrement que comme un butin qui échoit au vainqueur ; ici, c’est comme confiance, comme courage, comme humour, comme ruse, comme inébranlable fermeté qu’ils vivent et agissent rétrospectivement dans le lointain du temps. Les remet en question chaque nouvelle victoire des dominants. Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut que s’entendre à discerner ce plus imperceptible de tous les changements. V Le vrai visage de l’histoire s’éloigne au galop. On ne retient le passé que comme une image qui, à l’instant où elle se laisse reconnaître, jette une lueur qui jamais ne se reverra. « La vérité ne nous échappera pas » – ce mot de Gottfried Keller caractérise avec exactitude, dans l’image de l’histoire que se font les historicistes, le point où le matérialisme historique, à travers cette image, opère sa percée. Irrécupérable est, en effet, toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé. (La joyeuse nouvelle qu’apporte en haletant l’historiographe du passé sort d’une bouche qui, à l’instant peut-être où elle s’ouvre, déjà parle dans le vide.) Walter Benjamin 6 VI Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître « tel qu’il a été effectivement », mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, sans qu’il le sache, au sujet historique à l’instant du péril. Le péril menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. A chaque époque, il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient pas comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser pour le passé la flamme de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que devant l’ennemi, s’il vainc, même les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre. VII Rappelle-toi les ténèbres et le grand froid dans cette vallée résonnant de désolation. Brecht, L’Opéra de quat’sous A l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qui s’est passé ensuite. Mieux vaut ne pas qualifier une méthode que le matérialisme historique a battue en brèche. C’est la méthode de l’intropathie. Elle est née de la paresse du cœur, de l’acedia qui désespère de maitriser la véritable image historique, celle qui brille de façon fugitive. Les théologiens du Moyen Age considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui la connaissait bien, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage ». La nature de cette tristesse devient plus évidente lorsqu’on se demande avec qui proprement Thèses sur la philosophie de l’histoire 7 l’historiographe historiciste entre en intropathie. La réponse est inéluctable : avec le vainqueur. Or, quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs. Entrer en intropathie avec le vainqueur bénéficie toujours, par conséquent, à quiconque domine. Pour qui professe le matérialisme historique, c’est assez dire. Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. A ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut les envisager que d’un regard plein de distance. Car, tous en bloc, dès qu’on songe à leur origine, comment ne pas frémir d’effroi ? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. C’est pourquoi, autant qu’il le peut, le théoricien du matérialisme historique se détourne d’eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser l’histoire à rebrousse-poil. VIII La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Dès lors nous constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d’exception ; et ainsi deviendra meilleure notre position dans la lutte contre le fascisme. La chance du fascisme n’est pas finalement que ses adversaires, au nom du progrès, le rencontrent comme une norme historique. – Il n’est aucunement philosophique de s’étonner que soient « encore » possibles au XXe siècle les événements que nous vivons. Pareil étonnement n’a pas de place au début d’un savoir, à moins que ce savoir soit de reconnaître comme intenable la conception de l’Histoire d’où naît une telle surprise. Walter Benjamin 8 IX A l’essor est prête mon aile, j’aimerai revenir en arrière, car je resterais aussi temps vivant si j’avais moins de bonheur. Gerhard Scholem, Salut de l’ange. Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’Histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du Thèses sur la philosophie uploads/Histoire/ benjamin-histoire.pdf

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  • Publié le Mai 01, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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