56 La Revue nouvelle • numéro 1/2020 • article Courte histoire culturelle et in
56 La Revue nouvelle • numéro 1/2020 • article Courte histoire culturelle et industrielle des jeux vidéo Julien Annart Industrie culturelle gigantesque, les jeux vidéo sont un outil précieux pour com- prendre notre réel en cours de numérisation accéléré. Ils résultent d’une longue histoire où se croisent technologies, modèles industriels et économiques ainsi qu’artisanat culturel voire artistique. Retour sur cette histoire. Avant-propos Cet article est le compte rendu modifié et enrichi de six conférences données à l’Iselp en janvier et février 2019 dans le cadre de l’exposition « Games & Politics » (Goethe Institut & ZKM Karlsruhe). Il adopte, à propos du jeu vidéo, un angle historique et chrono- logique et souhaite aussi relever les enjeux culturels et industriels du média. Nous utilisons à plusieurs reprises l’idée du « triangle des nécessités » inspiré par Philosophie du jeu vidéo de Mathieu Triclot (2011), c’est-à-dire l’interaction entre producteurs, contraintes tech- nologiques et modèle économique. 1947-1972 : avant l’industrie commerciale Les origines du jeu vidéo se confondent avec celles de l’informatique. Si la recherche a beaucoup progressé ces dernières années, il demeure difficile d’établir exactement une date de début, notamment parce qu’il n’existe pas aujourd’hui d’unanimité pour définir ce qui constitue précisément un jeu vidéo. Autre difficulté, les premières formes de jeux vidéo sont surtout pensées comme des tests ou des démonstrations techniques, le plus souvent démontées sans laisser de traces, leurs auteurs demeurant inconscients de l’importance historique de leur création. Nous pou- vons toutefois isoler quelques jeux et dates. Par exemple le Cathode-ray tube amusement device de Thomas Toliver Goldsmith Jr. et Estle Ray Mann en 1947, premier jeu breveté, et Turbo- champ d’Alan Turing et David Gawen Champernowne en 1948. Mais ni l’un, ni l’autre ne dépasseront le stade du prototype. Les années suivantes voient apparaitre plusieurs programmes plus ou moins fonctionnels, mettant en scène pour la plupart des jeux traditionnels : les échecs, le jeu de dames, oxo… En 1958, Willy Higinbotham, un ingé- nieur au Brookhaven National Labora- tories de New-York, met au point Tennis for Two pour divertir les visiteurs lors d’une journée portes ouvertes. Affichant une partie de tennis vue de profil sur un écran à oscilloscope, le programme, révolutionnaire à bien des égards, an- 57 article • Courte histoire culturelle et industrielle des jeux vidéo nonce nombre de caractéristiques des jeux à venir. Il remporte d’ailleurs un grand succès auprès du public présent. Mais, à nouveau, inconscient de l’impor- tance de sa création, Higinbotham ne cherche ni à la breveter ni à la diffuser. Quelques années plus tard, entre décembre 1961 et avril 1962, un groupe d’étudiants et d’employés du MIT se met en tête de créer un programme pour tester le nouvel ordinateur que le labo- ratoire vient de recevoir. Steve Russell, Martin Graetz et Wayne Wiitanen ont l’idée de Spacewar !, un jeu de combat spatial impliquant deux joueurs dirigeant chacun un vaisseau tirant sur l’autre en essayant d’éviter l’attraction d’un trou noir au centre de l’écran. Mais le travail de création est collectif et de nombreux autres intervenants viennent améliorer le jeu dans une optique collaborative et ouverte selon l’esprit « hacker1 » à l’œuvre dans la région. Le succès du jeu est tel qu’il se diffusera les années suivantes au sein des autres universi- tés américaines munies d’ordinateurs dans des versions souvent modifiées et améliorées par les usagers eux-mêmes. En appliquant le « triangle des né- cessités » à ces premières années du média, plusieurs conclusions viennent à l’esprit. Si l’on analyse les producteurs, il faut constater qu’ils sont presque exclusivement des ingénieurs ou des chercheurs en informatique issus du monde universitaire anglo-saxon. De la même manière, les contraintes tech- nologiques (complexité de création, rareté et cout des machines) prennent une telle importance que la production ne peut venir que des laboratoires et des universités. Tout comme le modèle économique, pensé comme ouvert avec la volonté de distribuer les programmes, de partager librement les savoirs. 1 | Que Steven Levy formalisera dans son ouvrage L’éthique des hackers, Doubleday, 1984. Ces trois aspects de la situation de production des premiers jeux vidéo lors des trois premières décennies du média expliquent l’importance de théma- tiques inspirées de la littérature de science-fiction, courante sur les campus de l’époque, ainsi que de l’ambiance de guerre froide dans laquelle baignent ces laboratoires informatiques dont les recherches y sont liées de près ou de loin. Rien d’étonnant non plus à la com- plexité des commandes de la plupart des jeux, pensés pour d’autres cher- cheurs ou ingénieurs. Nous ne man- querons pas non plus d’observer qu’il s’agit tous d’hommes blancs. Ce point reste à développer à l’avenir tant les travaux de Mehdi Derfoufi et d’Isabelle Collet ont montré que la contribu- tion des non-Occidentaux et des femmes a été négligée et invisibilisée. 1971-1983 : l’arcade comme lancement d’une industrie Spacewar ! va inspirer deux entreprises qui en imaginent une version avec monnayeur, sur le modèle des flippeurs. Computer Recreations Inc. produit Galaxy Game en septembre 1971, un prototype de cabine de jeu qui ren- contre un grand succès sur le site de l’université de Standford où il est exposé. Tandis que Nutting Associates produit Computer Space, conçu par Sy- zygy Engineering, deux mois plus tard, qui, lui, sera fabriqué puis vendu à plus d’un millier d’exemplaires. Le succès commercial correct encourage Nutting Associates à continuer la création de jeux vidéo, mais un désaccord avec les deux employés de Syzygy Engineering met fin à leur partenariat. Ces deux employés, Nolan Bushnell et Ted Dab- ney, décident alors de fonder une autre société, Atari, et d’y engager Al Alcorn pour créer leur nouveau jeu : Pong. 58 La Revue nouvelle • numéro 1/2020 • article Sorti en 1972, Pong marque un tournant dans l’histoire du média. Représentant en formes géométriques simples un match de tennis de table vu du dessus, le jeu permet de donner des effets à la balle qui, surtout, prend de la vi- tesse au fur et à mesure de l’échange. Pensé pour prendre place au sein de l’industrie des divertissements de café, dominée alors par les flippeurs, le succès de Pong dépasse toutes les attentes et change cette industrie pour en créer une nouvelle. Le marché du jeu vidéo d’arcade est alors submer- gé de clones, une caractéristique de l’industrie toujours sensible au succès et à la recherche de formules. Esthétique- ment, les jeux font preuve d’une grande abstraction dans leur représentation des évènements impliquant les joueurs en raison des limites techniques. Tout se concentre autour du mouvement de quelques carrés, des pixels. L’action proposée est simple, mais immédiate, sans véritable intermédiaire (histoire, cadre, personnages…) entre le jeu et le joueur. Fondamentalement, les jeux vidéo de cette époque sont littérale- ment du mouvement et de l’action. En 1978, le succès démesuré de Space Invaders (Taito, 1978), particulière- ment innovant, ouvre un véritable âge d’or créatif durant lequel les sociétés rivalisent d’imagination pour se distin- guer dans un marché qui ne cesse de grandir : Space Invaders (Taito, 1978), Galaxian (Namco, 1979), Asteroids (Atari, 1979), Battlezone (Atari, 1980), Missile Command (Atari, 1980), Defen- der (Williams, 1980), Pac-Man (Namco, 1980), Donkey Kong (Nintendo, 1981), Frogger (Konami, 1981), Qix (Taito, 1981), Dig Dug (Namco, 1982), Q*- Bert (Gottlieb, 1982), Joust (Williams, 1982), Zaxxon (Sega, 1982), Dragon’s Lair (Cinematronics, 1983), Track & Field (Konami, 1983)… Toutefois, après la seconde moitié des années 1980, l’arcade marque le pas et, même si de nombreux classiques émergent encore, dont le phénomène de société Street Fighter II (Capcom, 1991), recule pro- gressivement jusqu’à devenir un marché de niche à l’aube des années 2000. Space Invaders et Pac-Man sont un tournant particulier en instaurant des embryons de narration. Ils dessinent des univers, toujours sous influence du cinéma et de la bande dessinée, mais mus par des mécanismes propres. Le fait que dans Space Invaders le temps de jeu ne soit plus indiqué par un chrono- mètre, mais matérialisé par le déplace- ment progressif des ennemis ainsi que la volonté de ceux-ci de répondre aux tirs du joueur créent un nouveau type de jeu. Pac-Man impose, lui, un concept évident, un gameplay2 réduit aux dépla- cements, enfin la volonté de rendre le jeu accessible à tous par un travail sur les couleurs, les sons, la programmation du comportement des ennemis et les petites saynètes entre les stages où chaque personnage du jeu semble doté d’une personnalité propre et attachante pour les joueurs. Ces caractéristiques ont été patiemment construites par Tōru Iwatani (1955), le designeur du jeu, pour plaire à chacun et en particulier aux femmes qui commencent à déserter les salles d’arcade. Son succès immense va définitivement décloisonner le jeu vidéo et l’imposer auprès du grand pu- blic, notamment par une exploitation de l’univers de Pac-Man sur d’autres mé- dias (dessins animés, bandes dessinées, objets de merchandising, musique…). Autre effet majeur du gigantesque succès du jeu vidéo d’arcade, le déve- loppement du jeu vidéo domestique. Si la première console domestique est commercialisée dès 1972 par Magna- 2 | Terme spécifique au jeu vidéo qui désigne uploads/Industriel/ article-histoire-jeux-video.pdf
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- Publié le Mar 01, 2021
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