dossier 6 Tracés 15-16/2015 Travail et architecture, une mise en perspective du

dossier 6 Tracés 15-16/2015 Travail et architecture, une mise en perspective du projet Potteries Thinkbelt de Cedric Price La fascination pour Potteries Thinkbelt, le projet mythique de Cedric Price, a forgé plusieurs générations d’architectes. Préfigurant l’ère de la mobilité, la révolution numérique et la généralisation des reconversions industrielles, il garde intacte toute la pertinence qu’il a pu avoir au moment de sa publication. Pier Vittorio Aureli revient sur ce monument de l’urbanisme radical des années 1960 et s’en sert pour décrypter l’université du troisième millénaire, mondialisée et soumise à l’économie de marché. Pier Vittorio Aureli 1 relire la Radicalité 7 Tracés 15-16/2015 D ans son ouvrage Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt différencie les trois sphères du travail, de l’œuvre et de l’action, qui, ensemble, constituent la vita activa1. Si l’œuvre renvoie à « l’infinie variété de choses dont le total constitue l’artifice humain »2, le travail est un processus de survie biologique et ne crée donc jamais rien de permanent. Le travail renvoie ainsi à des activités telles que manger, dormir, cuisiner, nettoyer et s’occuper de la maison, des activités dont le but est d’assurer l’existence des êtres humains. Dans cette logique, la sphère travail s’apparente à la sphère privée, au royaume silencieux de l’oikos, ou de la vie domestique. Les définitions d’Arendt concernant le travail et l’œuvre identifient également deux types de sujets : l’animal laborans et l’homo faber. L’animal laborans travaille physiquement (avec son corps) et ne laisse rien derrière lui, alors que l’homo faber produit des constructions humaines de la semi-permanence. Selon Arendt, l’avènement de la modernité ainsi que l’im- portance croissante de la production comme activité fondamentale de la société a brouillé les différences entre le travail et l’œuvre. L’articulation de la société autour d’une division croissante du travail afin d’augmenter la production fragmente alors les tâches en activités spécifiques, et en confisque le produit fini. Contrairement à l’artisanat, où l’homo faber peut voir le produit fini, résultat de son travail, l’ouvrier industriel fait partie d’une vaste orga- nisation de production dans laquelle l’œuvre se réduit à un processus générique de travail. Dans ce contexte, les produits sont le résultat de vastes processus sociaux et, en tant que tels, ne proviennent plus du talent ou du métier de l’individu. Pour Arendt, c’est de la montée en puissance du social que découlent ces conditions : un cadre organisationnel dans lequel la vie des gens est systématiquement liée aux impératifs de production. Cette prédominance croissante du social s’impose aux gens à travers une productivité régissant tout, qui va de pair avec l’accumulation conséquente de survaleur. Plus de produc- tivité réclame également plus de consommation : les produits du travail ne sont pas faits pour durer, mais pour pallier les besoins immédiats de la main-d’œuvre. Dans ces conditions, la consommation devient le but, brouillant toujours plus la démarcation entre œuvre et travail. Les effets de l’expansion du territoire du travail dans nos sociétés contemporaines sont au cœur d’un article fondateur de Kenneth Frampton. Architecte, historien et critique, Kenneth Frampton mobilise l’analyse de la condition humaine d’Arendt pour décrire le statut de l’ar- chitecture moderne3. Pour Frampton, la distinction que fait Arendt entre œuvre et travail est déjà contenue dans l’ambivalence du terme « architecture », qui signifie à la fois « l’art ou la science de la construction d’édifices destinés à l’usage humain » et « l’action de construire ou le processus de construction ». La première définition envisage l’architecture comme une œuvre dont la raison d’être est la création d’un monde humain pérenne, alors que la seconde envisage l’architecture comme « comparable au processus sans fin de la reproduction biolo- gique ». Lorsque l’architecture se réalise dans un bâtiment, elle ne se réduit pas pour autant à l’objet, car celui-ci est au-delà de la réponse physique, dans l’intention profonde de créer quelque chose dont le sens dépasse la simple fonction instrumentale. Avec l’importance croissante du social, l’architecture perd sa relation à l’espace public et devient un instru- ment de la « fongibilité du monde », sous forme de viaducs, de ponts et d’autres systèmes universels de distribution. Ce type d’artéfacts prive les animal laborans du monde car, selon Frampton, « la substitution de normes productives et processuelles pour des critères plus traditionnels d’usage et d’appartenance au monde a affecté l’architecture, au même titre que l’urbanisme »4. Frampton écrit : « De plus en plus, les édifices sont créés en fonction des mécanismes régis- sant leur érection ou, alternativement, en fonction des éléments processuels comme les grues à tour, les ascenseurs, les escalators et autres escaliers, les passerelles, les vide-ordures, les locaux de services. Avec les automobiles, ce sont eux qui président à la configuration des 1 Hannah Arendt, The Human Condition (Chicago : The University of Chicago Press, 1958). Edition française, Condition de l’homme moderne, traduction Georges Fradier (Paris : Calmann-Levy, 1961). 2 Ibid., p. 85. 3 Kenneth Frampton. « The status of man and the status of his object: A reading of the human condition » in Architecture Theory since 1968, éd. Michael Hays (Cambridge: MIT Press, 1998), p. 162-77. 4 Ibid., p. 370. 1 Cedric Price, Potteries Thinkbelt, North Staffordshire, England, 1966 : croquis perspectif sur photographie du site (Fonds Cedric Price, Collection Centre Canadien d’Architecture, Montréal) dossier 8 Tracés 15-16/2015 formes construites, dépassant les critères hiérarchiques, et encore plus les critères publics, de lieu. Et tandis que l’espace dédié aux manifestations publiques devient principalement dédié à la circulation, ce qui se traduit, à l’échelle urbaine, par la multiplication des voies d’accès rapides, les tours et autres gratte-ciel qui sont les mégalithes de la ville moderne conservent leur statut potentiel de ‹ bien de consommation ›5 ». L’analyse de Frampton reste à ce jour une critique incontournable de l’altération de l’existence d’une véritable sphère publique par la dissolution de l’œuvre dans le travail, et l’avènement du tout social. Dans le sillage d’Arendt, la critique de Frampton concerne plus spécifiquement une forme de banlieue moderne (modern suburbia), où vit une population « urbanisée [qui a], paradoxalement, perdu de vue l’objet même de cette urbanisation »6. Qu’il s’agisse de l’alignement des bâtiments de la Ringstrasse critiqué par Camillo Sittende1 ou des « non-lieux » (nonplaces) des communautés sans proximité célébrées par Melvin Webbernde2, Frampton décrit l’assimilation d’une société de production confrontée au phéno- mène plus global de consommation illimitée : « Même la notion ‹ d’usage › est amenée à dispa- raître dans le tout consommable alors que les objets d’usage – ici les outils – se transforment sous l’effet de leur abondance en biens éphémères, ‹ jetables ›, une évolution silencieuse dont la véritable portée réside dans l’effet destructeur d’une consommation opposée à l’usage7. » Dans les paragraphes qui suivent, j’aimerais aller plus loin que les analyses critiques d’Arendt et de Frampton, non pas pour remettre en cause leurs perspectives, mais dans le but de démontrer à quel point le travail englobe désormais tous les aspects de la subjectivité humaine, de l’action politique, ainsi que la dimension « contemplative » de la vie, dont la vie de l’esprit « Vom Leben des Geistes » définie par Arendt. Pour elle comme pour Frampton, le problème du travail est qu’il concerne avant tout « le besoin humain de subsistance ». Seulement, les animal laborans ne peuvent pas produire un monde, ils ne font que produire la vie – c’est-à-dire l’existence à des fins de reproduction. Mais que se passe-t-il, comme c’est le cas avec l’avènement du capitalisme moderne, lorsque le travail envahit toutes les facultés humaines au lieu de simplement couvrir les besoins de subsistance ? Que se passe-t-il lorsque la production ne concerne plus seulement les processus répétitifs effectués à l’usine ou au bureau, mais prend également la forme de toutes les facultés cognitives, créatives, voire poli- tiques des êtres humains ? Que se passe-t-il lorsque même l’espace public devient l’instru- ment de la production économique, sous forme d’interactions culturelles et sociales ? Enfin, quelles sont les conséquences de l’omniprésence du travail sur la forme architecturale, par- delà les créations les plus emblématiques de la culture de consommation ? Afin d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, je souhaiterais revenir sur la définition du travail donnée par Karl Marx, avant d’examiner en quoi l’architecture a répondu à la néces- sité d’organiser la puissance de travail en tant que source de valeur fondamentale du capital. Enfin, je propose d’effectuer une nouvelle lecture des propositions de Cedric Price à travers les projets Fun Palace et Potteries Thinkbelt, comme exemples extrêmes de la manière dont le travail a été promu par le biais d’espaces architecturaux spécifiques qui ont anticipé nos modes de production modernes, où la connaissance, la coopération et l’information jouent un rôle fondamental dans la production de valeur économique. La puissance de travail Dans sa définition du travail, Arendt critique l’approche de Marx, à qui elle reproche de brouiller la distinction entre travail et œuvre et de considérer le travail comme le fondement même de la subjectivité humaine. Arendt reconnaît le mérite de l’analyse de Marx lorsqu’il uploads/Industriel/ aureli-p-v-travail-et-architecture-une-mise-en-perspective-du-projet-potteries-thinkbelt-de-cedric-price.pdf

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