UN EXEMPLE D'ÉCOSOPHIE DES RISQUES INDUSTRIELS Tobias Girard Érès | « Chimères

UN EXEMPLE D'ÉCOSOPHIE DES RISQUES INDUSTRIELS Tobias Girard Érès | « Chimères » 2012/1 N° 76 | pages 41 à 52 ISSN 0986-6035 ISBN 9782749215969 DOI 10.3917/chime.076.0041 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-chimeres-2012-1-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) TOBIAS GIRARD E N RÉVÉLANT DE FAÇON DRAMATIQUE les limites et les dérives des dispositifs de sécurité industrielle, la catastrophe de Fukushima réactualise la pensée de Félix Guattari, pour lequel « seule une arti- culation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions1. » Cette perspective permet d’attirer l’attention sur la nécessité de relier des dimensions souvent étudiées séparément ou même opposées en matière de gestion des risques. En prenant appui sur une enquête anthropologique de terrain réalisée de 2005 à 2007 dans la zone industrielle de Marseille/Fos-sur-Mer, cet article propose quelques exemples pour illustrer les manières dont différents dispositifs de sécurité peuvent articuler des questions tech- niques, liées à la nature des menaces, avec des enjeux de pouvoir, des visions du monde et des rapports sociaux, des manières de traiter les informations ou de composer avec une émotion comme la peur. Ces dispositifs étant eux-mêmes instables, nous verrons ensuite comment leur détraquement peut paradoxalement assurer le fonctionnement de la société de contrôle des risques. Trois dispositifs de sécurité Situés à une vingtaine de kilomètres au nord de Marseille, l’étang de Berre et la zone industrielle de Marseille/Fos-sur-Mer concentrent une 41 Doctorant en anthropologie UN EXEMPLE D’ÉCOSOPHIE DES RISQUES INDUSTRIELS T E R R A I N 1 . Félix Guattari, « Les trois écologies », Multitudes Web, mis en ligne le 19 mai 2006. http://multitudes.samizdat.net/Les-trois-ecologies.html © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) CHIMÈRES 76 42 quarantaine d’installations dangereuses : raffineries, chimie, sidérurgie, terminaux méthaniers, centrale électrique, base militaire aérienne etc. La zone a déjà connu trois catastrophes, les accidents ne sont pas si rares, les pics de pollu- tions récurrents et il ne se passe pas un jour sans qu’une conduite ne monte anormalement en pression, qu’une vanne ne se bloque ou qu’une couleur sus- pecte ne teinte la fumée d’une cheminée. On peut alors distinguer schémati- quement trois grands types de dispositifs de sécurité, qui sont mis en place pour se protéger des menaces, les conjurer ou encore les affronter. Protéger des dangers Le premier type de dispositif sécuritaire est protecteur. Il construit des bar- rières de tous types qui s’appliquent aux installations comme aux hommes. Il protège les sites industriels de barbelés parfois électrifiés. Il protège les rive- rains des autoroutes en dressant des murs anti-bruits. Pour les ingénieurs du risque, ce qu’ils nomment « barrières » sont des vannes, des soupapes de sécu- rité et des capteurs de surveillance placés au sein même des unités de pro- duction pour permettre d’enfermer le danger autant que possible dans le périmètre de l’usine. Quand l’accident industriel déborde les limites des ins- tallations, les barrières apparaissent pour les hommes : les routes sont coupées par des barrages de police, les autoroutes déviées par les services de l’équi- pement. Que préconisent les institutions en cas de propagation d’un nuage toxique ? Se confiner, calfeutrer portes et fenêtres, rester à l’intérieur, ne pas téléphoner pour laisser les lignes disponibles à l’organisation des secours, écou- ter la radio, ne pas aller chercher ses enfants à l’école, attendre la fin de l’alerte. Les barrières sont ainsi le mode de protection d’un dispositif de sécurité qui repose sur des interdits et qui nécessite et légitime l’action d’un pouvoir. Il s’agit de toutes ces sociétés fermées ou d’enfermement, où se manifeste l’expression d’un pouvoir hiérarchique, séparateur et protecteur. Par exemple l’école, la famille, l’usine, l’armée, la prison, et tous leurs rapports de domi- nation maître/élève, chef/subordonné, homme/femme, parent/enfant etc. La menace qui définit ce type d’organisation, c’est le danger, au sens étymo- logique du terme. Danger vient de l’ancien français dangier, terme qui signi- fiait « pouvoir, domination » au XIIe siècle et qui fut vraisemblablement forgé à partir du latin dominus « maître, seigneur ». Être en danger, c’est donc être à la merci d’un pouvoir, d’une force souveraine. À chaque fois que le danger, la dangerosité, sont invoqués, un pouvoir de confinement se manifeste. © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) TOBIAS GIRARD. Un exemple d’écosophie des risques industriels 43 Comme l’a montré Michel Foucault : sont « dangereux » ceux que l’on veut enfermer, les fous, les criminels, les pervers2. Et réciproquement, le pouvoir fabrique le danger en enfermant, puisqu’il n’y a rien de tel que d’aller en pri- son ou à l’asile pour apprendre à devenir dangereux ou aliéné. Le dispositif agit comme un transformateur des menaces en interdits. À des fins de pro- tection, il est interdit de construire dans les « zones de servitude » qui entou- rent les « installations dangereuses ou insalubres » : sites industriels, lignes haute tension, zones militaires, cimetières… Autre exemple signalé par une ingénieure de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (Ademe) : « En Haute-Saône, le préfet a dit que tant qu’il sera là, il n’y aura pas d’enquête publique sur les déchets car il avait reçu des menaces ». Le pou- voir réaffirme par le danger son autorité, en privant ses opposants des possi- bilités de se faire entendre. La culture du secret sera alors la réponse et la méthode du dispositif envers les informations jugées dangereuses. D’une part, le secret assure un pouvoir à ceux qui le détiennent et le pouvoir use du secret, et de la mise au secret, pour s’affirmer. Il s’agit par exemple de la supériorité que le savoir s’arroge sur les profanes : faut-il divulguer le nombre de « presque accidents » arrivant tous les ans sur les sites industriels ? Le nombre de fois que l’on trouve des flaques sous les canalisations ou des vannes bloquées qu’il aurait fallu pouvoir fermer en cas de problème ? Réaction unanime des res- ponsables : « Des gens mal initiés ne comprendront pas. Si ça sort dans les journaux, on ne s’en sort pas ». D’autre part, les informations sont barrées pour protéger les intérêts des pouvoirs : ceux de la Nation avec le secret- défense, ceux des entreprises avec le secret commercial ou industriel, et plus abstraitement, ceux de l’ordre public avec le leitmotiv « ne pas affoler la popu- lation ». Un militant associatif marseillais en donne un exemple : « J’ai demandé [aux services de l’État] pourquoi sur la nationale ils ne mettaient pas un panneau “ Vous entrez dans une zone Seveso – Vous sortez de zone Seveso. ” Ils m’ont répondu : “ Il ne faut pas affoler les gens ” ». La peur est alors traitée comme un danger que le pouvoir s’emploie à barrer pour l’empêcher de se propager. Ne pas affoler, éviter les sujets qui fâchent, autant de pratiques caractéristiques du dispositif. Quand le danger rôde, les insti- tutions matérialisent les barrières que les individus ne doivent pas franchir sous peine de mise en danger et de mort. La peur sert à maintenir ces bar- rières. Loin de brouiller les marques, le danger de mort d’un accident indus- 2. Michel Foucault, « Enfermement, psychiatrie, prison » (1977), in Dits et écrits II, Paris, Gallimard, p. 341-343. © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) © Érès | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.119.134.156) CHIMÈRES 76 44 triel les renforce et réaffirme par cette opération l’emprise des institutions sur les individus. Ainsi que le rappelle l’anthropologue Mary Douglas, « des individus en situation de crise ne prennent jamais tout seuls les décisions qui engagent la vie ou la mort. Le choix de qui sera sauvé et de qui mourra est déterminé par les institutions3 ». Conjurer les risques Le deuxième type de dispositif sécuritaire est conjurateur. Il se met en place quand il n’y a plus de barrières étanches possibles, mais seulement des points de fuite. C’est typiquement le cas de la pollution, ce mal qui ne peut être ni enfermé, ni stoppé, mais uploads/Industriel/ chime-076-0041.pdf

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