Milieu et Normes de l'homme au travail par Georges Canguilhem (À propos d'un li
Milieu et Normes de l'homme au travail par Georges Canguilhem (À propos d'un livre récent de Georges Friedmann.) in Les Cahiers de SOCIOLOGIE. Seuil Vol III 1947. Les amis de G. Friedmann savent la continuité, la patience et le scrupule avec lesquels il a conduit, pendant de longues années, ses enquêtes sur les problèmes de la rationalisation technique et du machinisme, la probité avec laquelle il a fait effectivement l'apprentissage de la conduite de machines modernes. Pour eux, par conséquent, l'extraordinaire densité de son ouvrage sur les Problèmes humains du machinisme industriel '''(1)''' n'est pas une surprise. Pour tous, elle est une révélation. Le sujet n'est pas de ceux qui tentent habituellement les philosophes. Ils l'abandonnent généralement à des spécialistes. Le grand mérite de Friedmann est d'avoir réuni tous les points de vue spécialisés possibles : mécanique, biologique, psychologique, sociologique, et de les avoir dominés en les jugeant à la fois par référence réciproque des uns aux autres et tous ensemble conformément à la préoccupation éthique impliquée nécessairement dans une philosophie humaniste.Nous sommes ici bien loin des dissertations littéraires et moralisantes sur les rapports de l'homme et de la machine. Nous avons affaire à la première tentative, selon nous, d'ethnographie sociale (p. 369) appliquée à des formes de civilisation de l'occident moderne et contemporain. Mais cette ethnographie et plus encore cette éthologie de l'homo faber dans les sociétés capitalistes, est pratiquée par un philosophe de grande classe, le même qui a donné la mesure de sa perspicacité critique dans un ouvrage un peu antérieur sur Leibniz et Spinoza. La documentation de Friedmann est considérable et pourtant elle n'est pas écrasante, car, avec une sûreté d'appréciation, digne de tous les éloges, il a su, en chaque problème, découvrir et utiliser l'auteur de plus grande valeur et les travaux de plus grande solidité. C'est ainsi par exemple qu'en matière de physiologie du travail ses connaissances précises, que beaucoup de physiologistes français pourraient lui envier, s'appuient sur les recherches fondamentales d'Edgar AtzIer et qu'en matière de psychotechnique industrielle, c'est aux travaux d'Elton Mayo qu'il se réfère de préférence. L'enquête porte électivement sur les conditions de travail dans les ateliers de la grande industrie, en Amérique du Nord et dans l'occident européen, au cours de la seconde révolution industrielle, caractérisée du point de vue technique par l'usage de l'électricité comme force motrice, et du point de vue économique par la tendance impérialiste du capitalisme bancaire. Le résultat de cette enquête est la dissipation d'une illusion, l'illusion techiniciste, parallèle à l'illusion scientiste. Si par illusion scientiste on entend la prétention de déduire et de commander tout le progrès humain à partir du seul progrès de la connaissance scientifique, par illusion techniciste on doit entendre la prétention de déduire et de commander tout le progrès social à partir du seul progrès du rendement industriel, obtenu par une rationalisation simultanée, et univoquement conçue, de l'emploi des machines et de la main-d'oeuvre. Le bénéfice philosophique incontestable du travail de Friedmann paraît bien consister en ceci qu'il délie le sort de l'humanisme, comme philosophie à fortifier et à construire, du sort d'un rationalisme entendu comme privilège systématique et universel d'une méthode de mathématisation de l'expérience. Il n'est pas raisonnable de vouloir être, en tout ordre de réalités, uniformément rationnel. La rationalisation, telle que la conçut d'abord Taylor, ce serait finalement l'homme asservi parla raison et non le règne de la raison en l'homme. Et de fait, on doit à la fois, pour justifier l'entreprise du taylorisme, concevoir l'homme comme une machine à embrayer correctement sur d'autres machines, et comme un vivant simplifié, dans ses intérêts et réactions à l'égard du milieu, jusqu'à ne connaître d'autres stimulants attractifs et répulsifs que « la prune et le fouet ». L'absurdité c'est ici comme ailleurs la toute-puissance de la logique. Rien de cela n'est à la rigueur très neuf. Mais ce qui l'est authentiquement c'est de dépasser l'attitude analytique et mécaniste dans l'étude de l'homme au travail, de prôner clairement et consciemment l'examen synthétique des problèmes anthropologiques '''(2)''' et de ne pas verser pour autant dans le mépris de l'analyse, de reconnaître l'originalité des valeurs sans empoigner la lyre spiritualiste. La morale n'est pas la science mais elle doit intégrer toute la science. Les derniers mots de l'ouvrage distinguent les « 1 démarches » et les « espoirs » de l'humanisme et soulignent son souci de transformer effectivement la condition humaine (p.373). Condition et non pas situation. Cela suffit à distinguer, par delà la même intention d'anthropologie synthétique Friedmann et les existentialistes '''(3)'''. La démonstration des insuffisances méthodiques et doctrinales de la rationalisation se fait en trois temps : exposé de l'illusion techniciste qui consiste à aligner simplement l'homme sur la machine et à traiter l'un et l'autre du seul et même point de vue strictement métrique et quantitatif ; examen des limites de la correction psychotechnicienne qui reconnaît dans le travail humain un phénomène organique et non mécanique et qui prend en compte l'aspect biologique et psychologique - mais individuel - du facteur humain ; critique de ce qu'on peut appeler l'étroitesse de l'élargissement tenté par la psycho-sociologie de l'entreprise, qui substitue à la considération des réactions mentales de l'ouvrier isolé la recherche des réactions mentales du groupe ouvrier dans les relations industrielles, mais qui isole l'entreprise dans le complexe social. À ces trois stades successifs, l'ambition de traiter l'homme comme objet de la rationalisation et de l'organisation scientifique du travail se heurte à la résistance d'un donné vital, puis psychologique et enfin sociologique.Ce donné se présente comme un aspect de la subjectivité humaine que chaque progrès dialectique de la connaissance de l'homme au travail essaie, sur son propre plan, de traiter objectivement. C'est ainsi par exemple que la psychotechnique prend comme objet de son étude les aptitudes individuelles ignorées du taylorisme mais non abolies par lui ; que la psychosociologie de l'entreprise cherche dans l'étude de la structure des entreprises les composantes objectives du facteur, subjectivement variable, qui constitue un obstacle irréductible dans l'usage des tests tendant à déterminer la fatigue du travailleur ou la monotonie de sa tâche.Bref, la subjectivité reparaît sur chaque plan où on tente de nier, en le dépassant, le « heurt » qu'elle inflige à la recherche objective sur un plan de moindre complexité et de plus facile - mais aussi de plus illusoire - abstraction analytique. Car, finalement, en invoquant expressément à plusieurs reprises (p. 348 et 355 notamment) la valeur que l'ouvrier attache à son travail comme la référence dernière dont dépend toute mesure, ou plus exactement toute appréciation des normes d'un travail parcellaire quelconque, Friedmann débouche et nous fait déboucher au coeur même du problème sociologique. « L'analyse physiologique et psychotechnique détaillée du travail à la chaîne (pris comme exemple) montre en celui-ci d'abord un fait technique, à travers le fait technique un fait psychologique, à travers le fait psychologique, un fait social » (p. 357). Ce problème sociologique, c'est une question que Friedmann n'aborde pas - et qu'il n'avait pas, à aborder ici - de savoir s'il est seulement et strictement de nature scientifique. Si l'on pouvait établir qu'à la racine des valeurs sociales - dont la présence latente mais indiscutable à la conscience ouvrière conditionne, en dernier ressort, toutes les attitudes d'adhésion ou de freinage des travailleurs devant les décisions techniques des directeurs de l'entreprise - ne se trouve jamais aucun élément de la nature du choix, alors certes, une reprise intégrale par la science des problèmes de l'organisation du travail pourrait être espérée. Mais on peut se demander si un tel espoir n'est pas encore une forme de la fameuse illusion scientiste dénoncée par Friedmann au début et à la fin de son ouvrage. Avec une grande discrétion, où l'on reconnaîtra assurément une volonté d'objectivité maxima chez un auteur dont les sympathies et les principes de conduite politique ne sont pas un secret, Friedmann désigne la structure capitaliste des sociétés économiques qu'il étudie comme l'obstacle principal à la mise en jeu par les ouvriers de « leur pleine capacité physique de rendement » (p. 329 ; cf. aussi p. 343), à leur complète intégration dans les mécanismes du travail sous leur forme contemporaine. La rationalisation cesse alors d'apparaître comme un absolu technique. Il faut la replace, pour en comprendre le sens, dans son milieu historique, sa structure sociale (p. 349). Pour tout dire la rationalisation ne peut s'entendre que des moyens d'obtenir une certaine fin. Or, les fins d'une société économique ne sont pas inscrites dans la nature des choses ni dans la nature des hommes. Aussi bien d'un point de vue capitaliste que d'un point de vue socialiste, la technique et l'économie peuvent et doivent changer la nature des choses et des hommes '''(4)'''. Mais les sens d'un changement, les fins d'une entreprise peuvent être multiples et incompatibles. Des compromis sont possibles, mais nécessairement précaires, qui masquent les conflits sans les résoudre. Il n'y a donc pas une rationalisation, mais des rationalisations. Entre le maximum de rendement et de profit et l'optimum d'épanouissement des potentialités humaines, où qu'elles uploads/Industriel/ milieux-et-normes-de-l-x27-homme-au-travail.pdf
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- Publié le Mar 12, 2021
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