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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/5 Les dessous sales de la mode PAR JOSEPH CONFAVREUX ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 29 JANVIER 2018 Avec son livre intitulé Le plus beau métier du monde, l’anthropologue Giulia Mensitieri s’introduit dans les coulisses peu reluisantes de l’industrie de la mode. Et elle décrit un milieu à la pointe du nouvel esprit du capitalisme, dans lequel l’exploitation prend des formes inédites. L’industrie de la mode représente 6 % de la consommation mondiale, soit 1 400 milliards d’euros. Ce mastodonte économique est profilé et dominé par des entreprises aux poches pleines et aux pratiques fiscales souvent douteuses, à l’instar du groupe Kering (notre article ici). Les « griffes » prestigieuses et les marques mondialisées ont établi un système producteur de rêve qui leur permet de maltraiter ou sous-traiter la plupart de celles et ceux qui imaginent, dessinent, produisent et promeuvent leurs habits. L’anthropologue Giulia Mensitieri a mené l’enquête au sein des « créatifs » de la mode qui travaillent pour rien ou pas grand-chose, s’engagent corps et âme dans des métiers qui exigent le don de soi, et alternent nuits dans des palaces et chambre de bonne. Dans Le plus beau métier du monde (éditions La Découverte), elle décrit un milieu à la pointe du nouvel esprit du capitalisme, dans lequel l’exploitation peut prendre des formes inédites. Entretien. Que sait-on, et que ne sait-on pas, du monde surexposé de la mode ? Giulia Mensitieri : J’utilise cette métaphore de la surexposition car elle permet de faire la différence avec la mise en lumière. Dans la surexposition, à cause de l’excès de lumière, on ne voit pas ce qu’il y a derrière l’énorme visibilité des produits, images et imaginaires produits par la mode. J’ai constaté une grande méconnaissance des réalités de la production ou de la façon dont l’argent circule. On aperçoit parfois quelques segments de cette industrie, à l’occasion d’un incendie dans une usine au Bangladesh ou d’un débat sur le corps des mannequins. Mais on ne sait que peu de chose du fonctionnement de cette industrie tentaculaire, ramifiée à l’échelle globale, qui produit énormément de richesses. On connaît le nom des grands groupes de luxe, comme LVMH, mais on connaît mal le travail qui permet à ces groupes d’être ce qu’ils sont. Dans mon enquête, je me suis intéressée au travail dit « créatif », qui recouvre une réalité très vaste, et non au travail des ouvriers et des ouvrières. Ce qu’on peut constater de manière générale, c’est que dans les maisons de luxe et de couture le travail des ouvriers est bien davantage contrôlé et réglementé que celui des créatifs. Aussi, malgré les représentations courantes, il existe des phénomènes d’exploitation non seulement dans le « made in China » ou dans les productions délocalisées, mais aussi dans le « made in France ». Bien sûr, l’exploitation n’est pas de même nature dans les usines en Asie et dans les studios à Paris, mais elle existe aussi ici. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/5 L’exploitation et la précarité que vous décrivez dans le monde de la mode sont-elles similaires à celles qu’on rencontre dans des secteurs économiques déficitaires ou moins prestigieux ? L’exploitation est un mot très fort, qui demande à être défini précisément. L’exploitation des mannequins, des stylistes, des photographes n’est pas comparable à celle des ouvriers d’ici ou d’ailleurs, mais à partir du moment où quelqu’un gagne de l’argent – et dans la mode, c’est beaucoup d’argent – grâce à du travail mal ou pas rémunéré, la question mérite d’être posée. Dans la mode, vous trouvez de grands groupes ou de grandes marques, dont les facturations sont astronomiques et qui maintiennent dans de très mauvaises conditions les travailleurs, notamment les stylistes, étant à l’origine du système qui les fait vivre et prospérer. L’exploitation n’est, en outre, pas seulement une question financière, c’est une question de domination, d’emprise. Et dans la mode, celle-ci est très présente. En regardant le système-mode par tous les segments de sa production, aussi bien matérielle qu’immatérielle, on voit que le capitalisme contemporain utilise des formes d’exploitation variées. Ce qui est saisissant, c’est que la mode est une industrie extrêmement riche, donc l’absence de rémunération, ou les rémunérations très faibles, ne sont pas justifiées par le manque d’argent. Il existe d’autres secteurs d’activité, comme la recherche ou le monde associatif, où le travail est souvent précaire et fonctionne sur le don de soi, sur la passion et sur les rétributions symboliques, mais ce ne sont pas des univers aussi riches que la mode. Dans cet univers, j’ai parlé à des gens dont les chefs avaient des salaires annuels de plusieurs millions d’euros, ne sortant pas de chez eux à moins de quelques dizaines de milliers d’euros par jour. La question est celle de la manière dont est distribuée la manne d’argent qui existe dans la mode. Pourquoi les normes légales sur le travail n’encadrent-elles pas mieux une industrie où les journées de travail de 14 heures et les nuits blanches sont la norme ? J’aurais deux hypothèses. D’un côté, domine l’idée que la mode est une exception, un lieu à part, une « hétérotopie » au sens de Foucault, qui ne serait pas soumise aux normes du commun des mortels. La beauté et les fastes de la mode justifient tout. Comme l’a dit Karl Lagerfeld dans un documentaire : « La mode, c’est l’injustice totale, c’est comme ça et c’est tout. » Il est vrai qu’il y a cette règle implicite : quiconque est dans la mode en accepte le bien comme le mal et ne se plaint pas des injustices. De l’autre, nous constatons de manière générale combien, à notre époque, les États sont assujettis au pouvoir des multinationales. Celles du luxe et de la mode, dans des pays comme la France ou l’Italie, non seulement produisent énormément de richesses, mais possèdent un poids symbolique essentiel pour le prestige national. Est-ce qu’il y a alors un accord tacite pour ne pas aller voir de trop près ce qui se passe dans ces univers ? Ce qui est certain, c’est que le pouvoir symbolique et immatériel des grandes marques se traduit matériellement en pouvoir économique pour certains pays. J’ajouterai que le pouvoir et l’impact à l’échelle globale du système-mode sont immenses, et ce sur différents niveaux. Même si ce n’est pas spécifique à la mode, du point de vue environnemental par exemple, l’industrie textile est la plus polluante du monde, avant le pétrole. Tous ces aspects obscurs de la mode sont peu énoncés afin d’en garder la désirabilité. Quelles sont les caractéristiques du « glamour labour » que vous avez pu observer ? La caractéristique principale est inscrite dans le mot glamour qui, dès son origine, est lié à un pouvoir, puisque le mot désigne un « ensorcellement », en l’occurrence lié à l’apparence. L’acceptation et la normalisation de formes d’inégalités et d’asymétries par les travailleurs « créatifs » dans la mode s’expliquent aussi par le fait que ce travail donne un pouvoir social. Si beaucoup de gens tiennent dans de telles conditions, c’est aussi en raison du prestige social que le fait de faire « le plus beau métier du Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/5 monde » leur donne, et du regard désirant et désirable qu’ils reçoivent. Chez les travailleurs du glamour labour, le pouvoir est à la fois subi et exercé. Vous prenez l’exemple d’Annie qui a laissé son emploi stable de costumière pour se lancer dans un travail non rémunéré dans la mode, en grande partie parce que cela a accru son capital symbolique. Son entourage s’intéresse enfin à ce qu’elle fait, elle suscite désormais le désir, bien qu’elle travaille gratuitement. Jusqu’à quel point la rétribution symbolique ou la rétribution en termes de « visibilité » peuvent-elles compenser la rétribution financière ? Cela dépend des cas que j’ai pu observer. Celles et ceux qui n’ont pas d’autre moyen de se nourrir, qui n’ont pas de soutien familial ou conjugal, ne peuvent pas persévérer dans le monde de la mode. Mais vous avez beaucoup de gens, pourtant très reconnus dans le milieu, qui ne bouclent pas leurs fins de mois. Un photographe basé à Paris, qui travaille pour des magazines internationaux, que j’ai rencontré, s’habillant avec des habits de marque très chers, m’avoue au cours de l’entretien qu’il vit dans 15 m2. Quand je l’ai vu à Bruxelles, il était venu en autocar car son trajet n’était pas payé ; et bien que logeant dans un palace 5 étoiles (payé par l’organisation qui l’avait invité), il mangeait au McDonald’s car il n’était pas défrayé pour la nourriture. Comment est-ce que celles et ceux qui travaillent dans la mode s’accommodent, à l’instar de Mia, qui est un des personnages de votre livre, d’une schizophrénie qui les fait passer d’une extrême difficulté à se loger à Paris à des séjours dans des palaces partout dans le monde ? C’est très difficile à gérer dans le quotidien, comme uploads/Industriel/ moda.pdf

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