Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques 54-55 |
Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques 54-55 | 2010 Cultures matérielles L’Outil, l’esprit et la machine : Une excursion dans la philosophie de la « technologie » Tools, Minds and Machines: an Excursion in the Philosophy of Technology Tim Ingold Traducteur : Arundhati Virmani Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/tc/5004 DOI : 10.4000/tc.5004 ISSN : 1952-420X Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2010 Pagination : 291-311 ISSN : 0248-6016 Référence électronique Tim Ingold, « L’Outil, l’esprit et la machine : Une excursion dans la philosophie de la « technologie » », Techniques & Culture [En ligne], 54-55 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2013, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/tc/5004 ; DOI : 10.4000/tc.5004 Tous droits réservés Techniques & Culture 54-55 volume 2, 2010 : 291-311 in Techniques et culture 12, 1988 : 151-176 Cultures matérielles 1 - IV Les machines font-elles l’histoire ? Dans un article qui prend cette question pour titre, Heilbroner (1967) l’identiie comme « le problème du déterminisme technologique ». Que la technologie ait un rapport avec la construction et l’utilisation des machines peut sembler une évidence pour les gens des sociétés industrielles. Mais que pouvons- nous conclure de l’histoire qui précède l’époque des machines ? Y avait-il des machines qui ont inluencé le cours de l’histoire, dans des temps où presque tous les outils étaient manuels, et quand presque toute la force pour les utiliser venait des muscles de l’homme ? Quelle est la différence entre l’usage des outils et l’eficacité des machines, et quel impact ces dernières ont-elles sur l’implication du sujet humain dans l’acte de fabrication ? En réléchissant sur ces questions, on est conduit à enquêter sur la nature de la machine et l’application plus large du concept relativement moderne de technologie, en particulier dans l’analyse des sociétés pré-industrielles ou non-occi- dentales. Une telle enquête soulève des questions importantes pour la philosophie de la technologie et elle a des implications historiques et anthropologiques considérables. En ce qui me concerne, elle a ouvert la porte à un corpus de littérature entièrement nouveau, et ce qui suit doit être lu seulement comme une exploration préliminaire et encore quelque peu loue autour de certains de ses principaux thèmes. On fait un grand saut quand on passe de l’exploration des continuités et des différences entre l’usage des outils par les humains et d’autres animaux, à la comparaison des artisanats avec la « machinofacture » industrielle. Pourtant, d’une certaine façon, surtout en ce qui concerne les questions d’intentionnalité et de la conception, les deux types de comparaison montrent de surprenants parallèles. Tim Ingold Université de Manchester L’OUTIL, L’ESPRIT ET LA MACHINE Une excursion dans la philosophie de la « technologie » 292 Tim Ingold La fabrication et l’exécution L’étymologie de technologie et des termes qui en dépendent tels que, « technique » et l’anglais « technics », constitue un chapitre important de l’histoire des idées (Mitcham 1979). Tous tirent leur origine commune du grec tekhnê, couramment exprimé par « art », « artisanat » ou « savoir-faire pratique ». Pourtant, même si des exemples réunissant la tekhnê et le logos peuvent se trouver dans la littérature classique, le mot « technologie » n’a pris son sens habituel, tel qu’il l’a aujourd’hui qu’en plein XVIIe siècle. Ce n’est pas un hasard si son invention a coïncidé avec une transformation radicale de la perception du monde par l’Occident, transformation introduite par Galilée, Descartes et Newton. Dans la conception classique aristotélicienne, tekhnê signiie « une capacité générale à fabriquer des choses avec intelligence » (Bruzina 1982 : 167), une aptitude qui dépend de la capacité de l’artisan à envisager des formes particulières et à appliquer ses compétences manuelles et son acuité visuelle pour les exécuter. Mais, avec l’adoption d’un point de vue mécaniste de la nature, l’activité de fabriquer a commencé à prendre un aspect tout à fait différent. Là où l’artisan adaptait son matériel brut à une certaine conception de forme, tout en restant en grande partie ignorant des processus de travail, son homologue contemporain – que nous pouvons pour le moment désigner par « technicien » – applique des règles claires de procédure dont la validité est insensible aux formes particulières qu’il désire créer. Ces règles, enracinées dans les principes généraux des sciences naturelles, fournissent le logos de la tekhnê, la rationalisation du processus de production qui manquait dans l’art de l’artisan (Mitcham 1979 : 182). Si l’artisan expérimenté doit savoir ce qu’il fabrique, mais non pas comment il obtient ses résultats, l’activité du technicien est inspirée par des règles opérationnelles qui sont indépendantes de toute conception du produit inal. Ainsi, le design des choses est éloigné du processus de la réalisation, et préalable à celui-ci. La pratique de façonner, unique et guidée par l’image, est divisée en deux actes successifs, ceux de concevoir et de réaliser. Une perspective les présente comme correspondant respectivement aux domaines séparés de l’ingénierie et de la technologie (Mitcham 1978 : 230). Selon les termes de Mitcham, l’ingénieur « n’est pas tant celui qui fabrique ou construit réellement un objet, que celui qui dirige, qui planiie ou qui conçoit », tandis que le technicien ou le technologue a le savoir et l’aptitude pour exécuter les dessins plutôt que pour les concevoir. Constituée en opposition au dessin, la technique est réduite au « purement technique » et inalement au mécanique. Dans la conception classique, tekhnê et mêkhanê étaient, en tant qu’habiletés, opposés à différents dispositifs réalisés à la main. Par contre, dans la perspective moderne, la technique a rejoint le mécanique, c’est-à-dire « une instrumentalité d’un certain genre, notamment, celle qui peut être séparée du contexte spéciique de l’expérience et de la sensibilité humaine en tant qu’impli- quée dans la fabrication » (Bruzina 1982 : 167). Dans le monde ancien, l’architecte par exemple était aussi son propre constructeur, apportant dans son travail une conception de la forme qui impliquait l’utilisation d’outils et d’autres dispositifs. Mais l’architecte moderne ne s’occupe jamais de la construction, la laissant au constructeur qui – à son tour – est l’exécuteur « aveugle » du dessin de l’architecte. Empruntant un schéma avec quelques modiications à Bruzina (1982 : 167), on peut comparer ainsi les compréhensions classiques et modernes de la technique : 293 Maintenant, dans cette réduction du faire avec habileté (tekhnê) à l’exécution « purement technique », la réalisation n’est plus perçue comme issue de la main et de l’œil du sujet humain qui en fait l’expérience. Elle acquiert une certaine objectivité et indépendance par rapport à la capacité humaine à agir. Alors que le travail de fabrication naît avec l’artisan, le technicien est simplement complémentaire des processus dont la spéciicité n’a aucune relation avec les intérêts et les intentions humains spéciiques. C’est cette séparabilité du travail constructif de l’agir, qui lui donne la qualité d’être mécanique. Avec la machine, comme le dit Bruzina, « toute l’action du travail devient quelque chose qui peut être considéré indépendamment de l’être humain dans ses caractéristiques et ses principes de fonction » (1982 : 170). Que le travail soit réellement produit par les muscles humains n’est pas la question. Quelle que soit la force motrice, là où les mouvements d’un appareil instrumental dans l’exécution d’un dessin donné sont prescrits indépendamment de ses conditions initiales et suivent un cours établi ; nous sommes face à une exécution par la machine. Les prescriptions inscrites dans la machine, dérivées à travers l’application d’une loi scientiique sont bien sûr technologiques. La déinition de la technologie Il existe différentes approches pour déinir la technologie. Elles dépendent de l’intention d’embrasser la totalité des œuvres humaines, dans toutes les sociétés et à toutes les époques, ou de marquer la transformation historique spéciique qui a permis l’essor du concept pour la première fois. Bruzina illustre la dernière approche, en avançant sa thèse que « le tekhnê/ars devient la technologie dans le sens propre du mot seulement quand la fabrication par le biais du dispositif instrumental devient une exécution prin- cipalement par la machine et que sa conception devient principalement une science » (1982 : 171). Il est par la suite encore plus clair sur la spéciicité historique du terme : « la technologie est l’action de fabriquer quand le savoir qui le guide est explicitement une science telle qu’elle s’est développée depuis le temps de Galilée » (1982 : 178). De même, Cardwell est soucieux de distinguer la « technologie » comme un néologisme du XVIIe siècle du plus élémentaire « technics » qui la précédait. Il associe l’émergence de la technologie à une ontologie mécaniste qui a conduit à l’utilisation du mot « tech- nics » en tant que « devenant réléchie et en même temps de plus en plus fondée sur la science » (Cardwell 1973 : 360). Cette approche de la déinition de la technologie conduit inévitablement au problème de sa relation avec la science. C’est une question très controversée que je n’entends pas développer ici. Il sufit d’établir une distinction L’Outil, l’esprit et la machine uploads/Industriel/l-x27-outil-l-x27-esprit-et-la-machine.pdf
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- Publié le Dec 01, 2021
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