Interfaces numériques. Volume 1 – n° 1/2012 Qu’appelle­t­on « design numérique

Interfaces numériques. Volume 1 – n° 1/2012 Qu’appelle­t­on « design numérique » ? < Stéphane Vial > Institut ACTE ­ UMR 8218 Équipe sémiotique des arts et du design contact@stephane­vial.net DOI:10.3166/RIN.1.91‐106 © AFDI 2012 < RÉSUMÉ > Cet article s’interroge sur la notion controversée de « design numérique » et propose d’en donner une définition rigoureuse à partir d’une épistémologie critique et comparative. Le « design numérique » est d’abord défini en opposition au « design numériquement assisté » avant d’être situé historiquement par rapport à l’expression « design d’interaction » apparue dans le design industriel des années 1980. Replaçant la question du numérique au sein de la révolution phénoménologique et culturelle globale qu’elle représente à l’échelle mondiale, cet article montre en quoi l’expression « design numérique » est plus pertinente pour désigner l’ensemble des pratiques de conception impliquant la matière informatisée, dont le « design d’interaction » n’est qu’une composante parmi d’autres (au même titre que le web design ou le game design). L’article propose ainsi une redéfinition de la matière à l’ère numérique, en distinguant « matière mécanisée » et « matière informatisée » et tente d’esquisser le fondement philosophique du champ du design numérique. < ABSTRACT > This article examines the controversial concept of “digital design” and proposes to give a rigorous definition from a critical and comparative epistemology. The “digital design” is first defined in opposition to “digitally aided design” before being historically situated in relation to the term "interaction design" appeared in the industrial design of the 1980s. Placing the issue of the digital in the global context of the cultural and phenomenological revolution it represents at global scale, this article shows how the term “digital design” is more appropriate to refer to all design practices involving computer, in which the so called “interaction design” is only one component among others (as well as “web design” or “game design”). The article offers a redefinition of the “matter” in the digital age, distinguishing between “mechanized matter” and “computed matter”, and try to outline the philosophical foundation of the field of digital design. < 92 > Interfaces numériques – n° 1/2012 < MOTS­CLÉS > Design numérique, design numériquement assisté, design d’interaction, matière mécanisée, matière informatisée, révolution numérique, mondes virtuels, révolution phénoménologique. < KEYWORDS > Digital design, digitally aided design, interaction design, mechanized matter, computed matter, computed material, digital revolution, virtual worlds. 1. Introduction Le design numérique n’a jamais été autant d’actualité. Le sujet enflamme les designers, qui ne s’entendent pas sur la manière de le définir, autant qu’il secoue les écoles et les universités, qui rivalisent de nouveaux diplômes dans le domaine et autres laboratoires de recherche expérimentale. Même si certains parlent encore de « conception multimédia », la plupart se retrouvent autour des termes « design numérique », « design d’interaction », « design interactif », « design d’interactivité » ou encore « multimédia interactif ». Sensibilités historiques, préférences culturelles et enjeux stratégiques expliquent cette relative diversité du vocabulaire, pour désigner ce qui, pourtant, pourrait bien constituer une seule et même discipline. Y a‐t‐il vraiment une différence de nature radicale entre un « design interactif » et un « design d’interactivité » ? Faut‐il sérieusement considérer qu’on ne parle absolument pas de la même chose lorsqu’on dit « design d’interaction » au lieu de « design numérique » ? Pourquoi s’arc‐bouter sur tel signifiant plutôt que tel autre ? A‐t‐on jamais vu la « physique quantique » changer de nom autant de fois qu’il y a d’établissements pour l’enseigner ? Qu’est‐ce qui est en jeu dans ces fixations sémantiques ? Pourquoi est‐il préférable de parler de « design numérique » ? Comment faut‐il concevoir le fondement philosophique de ce nouveau champ ? La philosophie n’en a pas encore pris la mesure : le design est un concept. À ce titre, non seulement il renverse toutes les positions antérieures des problèmes placés sous le nom de l’art ou de la technique, mais il compose un nouveau champ disciplinaire. Seule une Le design numérique < 93 > épistémologie générale du design, capable d’inscrire en elle la spécialité du design que nous appellerons « numérique », peut nous aider à éviter la cacophonie sémantique – qui ne rend pas service aux étudiants ou au grand public – mais aussi à œuvrer à une meilleure définition de la discipline, de son objet et de ses objectifs. Aussi, nous nous demanderons : qu’appelle‐t‐on design numérique ? 2. Le design numérique n’est pas le design numériquement assisté Il y a deux manières d’envisager le rapport du numérique au design. Feindre de l’ignorer est la meilleure façon d’être confus, à commencer avec soi‐même. Aussi, afin de saisir l’essence du design numérique, c’est‐à‐dire ce qu’il est en propre, il faut commencer par le distinguer de ce qui lui ressemble, mais qu’il n’est pas, à savoir ce que j’appelle le « design numériquement assisté » (Vial, 2010, p. 84). En effet, d’aucuns semblent croire que, dès lors qu’une matière informatisée (par quoi je définis ce qui est « numérique ») prend part à un processus de création, ce processus mérite le nom de « design numérique ». Il y a pourtant une grande différence entre une pratique de création qui emploie le numérique comme simple moyen d’une autre qui l’emploie à la fois comme moyen et comme fin. Le « design numériquement assisté » (digitally aided design) correspond à toute pratique de conception qui recourt à la matière informatisée comme instrument de création, dans le but de donner vie à des usages en donnant forme à des matériaux, y compris des matériaux informatisés. Que ceux‐ci prennent corps dans l’expérience sensible primaire (matières sensibles à perception immédiate) ou qu’ils s’instancient dans un environnement virtuel secondaire (matières informatisées à perception interfacée) ne change rien à l’affaire. Le numérique est utilisé comme instrument ou méthode, au même titre que le crayon et l’équerre, le collage ou le pliage. Par exemple, dessiner un casque à vélo dans un logiciel de conception, produire un vase à l’aide d’une technique de stéréolithographie, ou encore utiliser un logiciel pour créer un autre logiciel relève du « design numériquement assisté ». Parce que, dans ce cas, il y a nécessairement du numérique dans le procédé (process), mais pas nécessairement dans le produit (product). < 94 > Interfaces numériques – n° 1/2012 C’est toute la différence avec le « design numérique » (digital design) qui correspond, quant à lui, à toute pratique de conception qui recourt à la matière informatisée comme matière à modeler en elle­même et pour elle­même, avec l’intention de donner vie à des usages en donnant forme principalement à des matériaux informatisés. Par là, il ne faut pas entendre que la matière informatisée serait elle‐même la finalité du processus de design, ce qui n’aurait aucun sens puisque le design, comme nous le répéterons plus loin, ne vise pas à produire des matériaux mais à engendrer des expériences‐à‐vivre. Il faut plutôt comprendre que la matière informatisée est intentionnellement projetée dans le projet, c’est‐à‐dire d’emblée considérée comme une composante nécessaire du résultat final. Elle n’est donc pas la finalité du projet, mais bel et bien une intention de projet, distinction cruciale. Cette intentionnalité numérique signifie que le designer numérique est celui qui, l’assumant ou non, prend le parti de faire un projet dont le résultat sera fait de matière informatisée. Et cela change tout car, comme nous le verrons plus loin, la matière informatisée, en raison de ses propriétés particulières, modifie radicalement le type d’expérience‐à‐vivre que le processus de design peut engendrer. Par exemple, concevoir une tablette tactile ou un dispositif relevant de l’internet des objets, développer un logiciel de création ou un site web communautaire, créer une application mobile ou un service en ligne multi‐écran relève du design numérique. Parce que, dans ce cas, il y a nécessairement du numérique dans le procédé (process), mais nécessairement aussi dans le produit (product). C’est en ce sens que le designer américain John Maeda peut dire : « L’ordinateur n’est pas un outil mais un matériau »1. Très belle distinction qui montre que, dans le passage de l’outil au matériau, on passe du plan du moyen au plan de la fin. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas de la fin au sens de la finalité. La langue d’Aristote peut ici nous être utile : un projet de design n’est pas seulement mû par une « cause finale » (engendrer une expérience‐à‐vivre, véritable finalité du processus de projet), il est mû aussi par une « cause matérielle » (une intention de matériau), une « cause formelle » (une idée créative qui 1. Cité par Kenya Hara, Designing Design (2007), Baden, Lars Müller Publishers, rééd. 2008, p. 431. Le design numérique < 95 > organise le projet, ce que les créatifs appellent parfois le « concept ») et une « cause motrice » (un outil ou des techniques avec lequel le projet « se fait »). Ainsi, là où le design numériquement assisté traite la matière informatisée seulement comme un outil, le design numérique l’envisage uploads/Ingenierie_Lourd/ 09-vial.pdf

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