Yves Deforge. Création et déterminisme A Pistolet mitrailleur. 4 Fonderie en ca

Yves Deforge. Création et déterminisme A Pistolet mitrailleur. 4 Fonderie en caractères. Diderot Encyclopédie. LA MECANIQUE DU GOUT ET LE GOUT DE LA MECANIQUE La création d'objets techniques, considérée comme une activité réfléchie qui va de la conception à la réalisation est gouvernée, entre autres, par la résistance des matériaux, au sens le plus trivial de l'expression. Toute transgression (par ignorance ou vanité) des limites qu'elle fixe est sanctionnée, immédiatement ou à terme, par la destruction de l'objet. Icare perd ses ailes, la cathédrale s'écroule sur l'architecte, le canon explose au nez de l'artilleur, le navire se coupe en deux et coule dans Γ avant-port. En l'absence de règles de construction plus générales et plus certaines, la première précaution a été de s'en tenir à la reproduction de modèles éprouvés donnant des garanties de solidité et satisfaisants du point de vue de l'esthétique. La définition de ces modèles par des proportions a permis de créer des objets techniques à partir d'une seule donnée de base : le module, avec tous les aléas que pouvait faire naître (en particulier dans la construction navale) l'application de règles aussi rudimentaires. Cette façon de concevoir et de construire est illustrée ici par des exemples relatifs aux constructions en pierre, en bronze et en bois valables jusqu'au début du XIXe siècle*. Puis vient la période des calculs avec la mécanique appliquée et singulièrement la Résistance des Matériaux qui permet à Γ ingénieur-concepteur de créer des objets techniques (je pense surtout aux machines) sans avoir besoin de se référer à des précédents. Les modèles mis à sa disposition prenant de mieux en mieux en compte les différentes relations prévisibles de l'objet : . avec lui-même : relations internes; par exemple : frottements et guidages; . avec le milieu : relations physiques; par exemple: corrosion; . avec ses congénères : relations de machine à machine; par exemple : transmission de force et de mouvement; . avec l'utilisateur : relations ergoniques; par exemple : organisation du poste de travail. L'ingénieur-concepteur ayant pour tâche de permettre la construction d'objets répondant à des spé- 47 cifications fonctionnelles, il y parvient en dessinant l'objet, c'est-à-dire en intégrant dans un super-modèle graphique les données des différents modèles partiels. Cette façon de concevoir et de construire est illustrée par une rapide présentation de la naissance, au XIXe siècle, de la mécanique appliquée *. Enfin, de nos jours, la puissance de l'ordinateur favorise la construction de modèles qui permettent de concevoir des objets techniques deductivement. Ce que j'illustrerai par la présentation de deux cas typiques dans lesquels l'intégration «manuelle» que ï'ingénieur- concepteur faisait naguère sur la planche à dessin est assumée par des programmes d'ordinateur. De cela se dégage une constante épistémologique. Les premières constructions réussies jouant le rôle de modèles matériels sont d'abord copiées, puis, par une induction faible, on dégage quelques règles dimension- nelles (proportions) et technologiques (choix des matériaux, disposition des parties). Quand ces modèles inductifs sont susceptibles d'une codification graphi- que, la création dessinée se substitue partiellement à la création tridimensionnelle directe. Le processus renouvelle plusieurs fois donne des modèles forts ou lois générales. Le même travail, fait à propos de l'activité de l'ingénieur-concepteur quand il conçoit et construit un objet technique, permet de dégager des règles de composition des parties ou de relation entre parties modélisées de ce qui donne des super-modèles d'objets complets dont le caractère fonctionnel fait qu'ils se ressemblent tous dans leur conception et dans leur construction, quelle qu'en soit l'origine. La normalisation, en découpant dans le continum des valeurs données par les modèles des paliers et des zones privilégiées contribue encore à la réduction des différences. La raison d'être profonde de la normalisation est à rapporter à la psychologie de l'homme avec les visées d'unité, d'ordre et de perfection *. Tant qu'il y a construction «manuelle» on trouve encore des variantes dans les solutions adoptées pour un même problème défini fonctionnellement. Elles résultent de points de départ différents, d'habitudes et même de tics de l'ingénieur-concepteur qui peut, profitant de l'espace de liberté qui reste entre les parties modélisées, introduire une note d'esthétique personnelle ou propre à la firme pour laquelle il travaille ou à l'époque. Mais quand les contraintes grignotent la marge de liberté jusqu'à enfermer l'objet dans un espace qui est celui de la nécessité, on arrive à un déterminisme tel que les variations par rapport au type fonctionnel ne peuvent plus être que superficielles. Il y a aboutissement d'une lignée par adaptation parfaite à la fonction. Les objets techniques ainsi conçus et construits sont censés répondre à une esthétique de la nécessité, ce que je rapporterai * au problème réel que posent les ras- semblements de machines dans les ateliers de production qui ne sont souvent que des juxtapositions d'objets disparates par la fonction, les dimensions, la couleur, l'âge et même le style, car il y a un style des machines. Est-ce peu important du moment que l'on produit ? Il y a quand même des hommes qui passent quarante heures par semaine dans ce milieu. Est-ce un mauvais moment à passer? Va-t-on vers un déterminisme parfait des formes qui fera que toutes les machines du même type, ayant la même fonction, se ressembleront ? Ces grands ensembles monotones dont on a déjà des exemples avec les batteries de machines ne sont pas des plus esthétiques et cela ne résout pas le problème des ensembles plurifonctionnels qu'impose l'organisation de la production. Dès lors, se pose la question de savoir à qui appar- tient la responsabilité de concevoir les ensembles techniquement, organisationnellement, mais aussi esthétiquement ? Jadis le concepteur formé dès les «Ecoles de dessin» avait une double formation d'artiste et d'ingénieur. Aujourd'hui ce n'est plus le cas des ingénieurs-concepteurs formés à l'utilisation de modèles déductifs qui n'intègrent ni l'esthétique des ensembles de machines, ni l'irrationnel des relations hommes-machines. Est-ce un manque dans leur formation ou est-ce trop leur demander et faut-il penser à la formation d'un nouveau profil d'ingénieur: l'ingénieur-concepteur d'ensembles ? Question qui dépasse mon sujet mais qui peut être au centre d'un débat sur le « design industriel ». LES CANONS DE L'ART ET L'ART DES CANONS L'architecture des bâtiments Pour Viollet-Leducl les proportions sont des rapports relatifs entre les différentes parties d'un édifice; rapports qui donnent à cet édifice Γ« apparence » de la stabilité et l'harmonie des formes. On sait que s'est développée autour de ces proportions toute une mythologie avec le triangle égyptien restituant approximativement le nombre d'or, l'eurythmie des Grecs, les intervalles musicaux en architecture cistercienne, etc. La raison d'être des proportions me semble reposer sur les deux considérations suivantes : - A défaut de règles technologiques de construc- tion, les proportions donnaient des constructions présentant quelque assurance quant à la stabilité et la résistance et, de surcroît, des architectures ayant un style reproductible. - A défaut d'un étalon de mesure bien établi, il fallait se donner au début de la construction une dimension de référence arbitraire, d'où le module. Elévations partielles de la façade, projets, cathédrale de Reims, ( 1250), d'après Ducolombier, les chantiers, 2e éd. EÛT 49 Ces deux considérations éclairent les problèmes du choix des formes et des dimensions dans la construction des édifices. Aurès2, étudiant les sources des modules chez Vitruve, en voit trois. La première serait tout simplement la longueur d'une pierre, celle du linteau reposant sur les deux colonnes centrales d'un édifice à péristyle; autrement l'écartement d'axe en axe de deux colonnes. Plus tard, le style ayant changé, on prendra, à défaut du linteau, une dimension caractéristique : la largeur de la nef pour les cathédrales par exemple, avec des subdivisions pour les autres dimensions. Les proportions entre largeur de la nef et hauteur passent de 2,56 (Cluny, fin du XIe siècle) à 3,5 (Beauvais, 1247). On est alors à l'extrême limite du possible, mécaniquement parlant, et, dans la plupart des cas, ce sont les arcs-boutants qui sauveront la construc- tion. La seconde serait le rayon des colonnes. C'est le module classique qui est encore préconisé de nos jours. «Pour construire un ordre de hauteur donnée, il faut diviser cette hauteur en dix-neuf parties égales, en donner quatre au piédestal, douze à la colonne et trois à l'entablement. Ce sont les proportions que Vignole a marquées, d'après les observations qu'il a faites scru- puleusement dans les plus beaux édifices antiques 3. » La troisième repose sur le modèle humain. L'idée qu'une filiation puisse exister entre l'homme, ses créations et Dieu par le truchement des proportions du corps humain a longtemps agité les esprits. Dürer, véritablement obsédé par le problème des proportions, s'adresse d'abord aux peintres dans son «traité des proportions» (1528), mais aussi aux orfèvres, aux sculpteurs, aux tailleurs de pierre, aux menuisiers et à tous ceux qui se servent de la mesure. Cette démarche, débarrassée de ce qu'elle a de mystique, n'est pas éloignée de notre attitude fonction- nelle quand les constructions sont faites pour l'homme (Modulor de Le Corbusier). Le module sera donc la dimensions de base, toise, pied, pouce pour le modèle humain; linteau, rayon de la colonne, uploads/Ingenierie_Lourd/ c-amp-t-1981-5-46-deforge-creation-et-determinisme.pdf

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