1 Denis CREISSELS Catégorisation et grammaticalisation : la relation génitivale

1 Denis CREISSELS Catégorisation et grammaticalisation : la relation génitivale en mandingue Résumé Cet article analyse les critères de choix entre les deux constructions du syntagme génitival en mandingue dans le cadre des nouvelles perspectives sur la sémantique grammaticale qu'ouvrent les recherches récentes sur la grammaticalisation et la catégorisation. Mots-clefs Possession, aliénabilité, catégorisation, grammaticalisation. Abstract This article analyses the criteria for choosing between the two constructions of the genitival phrase in Mandingo within the framework of the new insights into grammatical semantics put forward by recent research on grammaticalization and categorization. Keywords Possession, alienability, categorization, grammaticalization. 2 LA NOTION DE POSSESSION EN LINGUISTIQUE Le syntagme génitival, comme plus généralement les constructions couramment désignées par les linguistes comme “ possessives ”, renvoie fondamentalement à la notion de participation d’une entité (conventionnellement désignée comme le possédé) à la sphère personnelle d'un individu (conventionnellement désigné comme le possesseur) : les constructions possessives sont des structures syntaxiques dont l'emploi a pour fondement la possibilité d'assimiler la relation entre les référents de deux termes à la relation entre un individu et un élément de la sphère personnelle de cet individu. La sphère personnelle s'organise autour de trois ensembles prototypiques de relations permettant de repérer une entité dans lesquelles le repère est constitué par un individu humain : - la relation d'un individu aux parties de son corps ; - la relation d'un individu aux autres individus auxquels il est apparenté ; - la relation d'un individu aux objets dont il a l'usage de façon relativement permanente. La notion de sphère personnelle, qui semble apparaître pour la première fois dans Bally (1926) a été élaborée à date récente par la grammaire cognitive. Cette théorie (cf. notamment Langacker, 1995) développe une approche de la question très semblable à ce que j'avais proposé dans ma propre thèse (cf. Creissels, D., 1979), mais plus formalisée et avec un usage systématique des notions de prototype et de saillance. Une fois reconnue l'absence de limitation à la nature des relations susceptibles de donner lieu à des constructions possessives, et donc l'impossibilité de trouver un trait sémantique constant à travers les emplois des constructions possessives, la grammaire cognitive ne se limite pas à reconnaître les relations d'un individu aux parties de son corps, à ses parents et aux objets dont il a l'usage comme prototypes par référence auxquels s'organisent les emplois des constructions possessives. Elle propose plus généralement d'expliquer l'emploi des constructions possessives en voyant dans le possesseur un point de référence à travers lequel l'énonciateur établit un contact mental avec d'autres entités. L'idée est que dans notre perception du monde, certaines entités sont particulièrement “ saillantes ” au sens où elles s'isolent plus naturellement que d'autres comme individus : ce sont en priorité les humains. L'être humain se conçoit comme individu situé au centre d'un réseau de relations avec un certain nombre d'entités, et projette sur le monde extérieur la conscience qu'il a d'être le centre de sa sphère personnelle. Par analogie avec la perception que nous avons de nous-mêmes, nous considérons toute entité individualisée comme le centre d'un réseau de relations avec d'autres entités moins saillantes. Donc, étant donné une entité quelconque, nous tendons à la percevoir comme élément de la sphère personnelle d'une entité plus saillante (c'est-à-dire plus facilement perçue comme individu), et ceci conditionne la façon dont nous traitons la question de l'accès à des référents dans l'activité de langage : les 3 référents relativement peu saillants tendent à être appréhendés par l'intermédiaire d'un référent plus saillant à la sphère personnelle duquel on peut les considérer comme rattachés. Si les relations d'un individu aux parties de son corps, à ses parents et aux objets dont il a l'usage constituent des prototypes pour l'emploi des constructions possessives, c'est que, s'agissant pour l'individu humain de relations importantes auxquelles il est constamment confronté, elles se prêtent particulièrement bien à l'utilisation d'un individu comme point de référence pour accéder à d'autres entités. Cette approche explique par exemple très simplement pourquoi, en cas de nominalisation, les langues utilisent généralement des constructions possessives pour spécifier les participants à un procès. Les participants à un procès sont en effet des points de référence naturels pour un procès : il est presque toujours impossible de concevoir un procès indépendamment de participants ; les participants sont généralement concrets, et donc relativement saillants, et il est ainsi naturel de traiter un procès comme élément de la sphère personnelle de l'un des participants. LA NOTION DE SYNTAGME GENITIVAL La notion de syntagme génitival repose sur la constatation que toutes les langues disposent de constructions vérifiant les deux conditions suivantes : - syntaxiquement, ces constructions confèrent à un constituant nominal N2 une fonction de détermination relativement à un autre constituant nominal N1 dans lequel N2 est enchâssé ; - sémantiquement, ces constructions ont la particularité de spécifier de manière minimale1 la relation entre les référents de N1 et de N2 qui autorise l'énonciateur à traiter N2 comme déterminant de N1, et leur emploi est notamment particulièrement usuel lorsque N2 a pour référent un individu humain et que la relation entre les référents de N1 et N2 relève de l'un des trois prototypes autour desquels s'organise la notion de sphère personnelle d'un individu. En français, cette définition s'applique à la construction où un substantif se combine à un modifieur ayant la forme “ de N ” et pouvant être représenté par un déterminant possessif. L'utilisation du terme de syntagme génitival pour désigner de telles constructions, abstraction faite de leur particularités morphologiques, revient simplement à donner au terme de génitif une signification syntaxique clairement apparentée à la signification qu'on lui accorde traditionnellement dans la description de systèmes de désinences casuelles : le syntagme génitival est le type de construction dans lequel opèrent typiquement les morphèmes 1 Il importe de souligner que spécification minimale ne veut pas dire absence de spécification – autrement, cela n'aurait aucun sens de parler de syntagme génitival dans les langues qui expriment obligatoirement une distinction de type aliénable / inaliénable ou qui ont des classificateurs génitivaux. 4 traditionnellement identifiés comme désinences de génitif. Si on adopte cette solution, on pourra dire que le terme N2 de la construction est en fonction de génitif, indépendamment du fait qu'il présente ou non une marque casuelle particulière. LA NOTION D'ALIENABILITE EN LINGUISTIQUE Dans un nombre important de langues (notamment en français)1, on peut avoir un syntagme génitival qui sémantiquement informe seulement sur le fait que N1 est un élément de la sphère personnelle d'un individu N2, ou plus généralement entretient avec N2 une relation que l'énonciateur juge assimilable à la relation de participation d'une entité à la sphère personnelle d'un individu. Mais il y a aussi des langues dans lesquelles il existe un choix qui peut être sémantiquement significatif entre plusieurs constructions concurrentes du syntagme génitival, ainsi que des langues où il existe une seule construction mais avec un choix qui peut être sémantiquement significatif entre plusieurs morphèmes différents susceptibles de marquer la relation génitivale. Le problème est alors de préciser la nature des distinctions sémantiques mises en jeu. Les distinctions sémantiques qui peuvent intervenir dans la construction de la relation génitivale présentent à travers les langues une indéniable variété. Toutefois, il y a un cas de figure qui revient de façon particulièrement fréquente, et qui a attiré de ce fait l'attention des linguistes : c'est celui où le système de la langue interdit d'utiliser la même structure formelle pour l'ensemble des relations relevant de l'un des trois prototypes autour desquels s'organise la notion de sphère personnelle d'un individu, et où le choix est d'une manière ou d'une autre sensible au caractère plus ou moins intime de la relation entre l'individu et les entités qui constituent sa sphère personnelle. On dit usuellement dans de tels cas que la construction du syntagme génitival met en jeu une distinction de type aliénable / inaliénable. Il est crucial de reconnaître que cet usage technique des termes “ aliénable / inaliénable ” implique seulement qu'il existe, à l'intérieur des trois prototypes qui structurent la sphère personnelle, une distinction mettant en jeu d'une manière ou d'une autre le caractère plus ou moins intime de la relation entre l'individu et les entités qui constituent sa sphère personnelle (un cas particulièrement fréquent étant celui où le traitement des relations d'un individu aux objets qu'il utilise contraste globalement avec celui des relations d'un individu aux parties de son corps ou à ses parents). Ceci n'implique rien quant à la nature sémantique exacte de la distinction, qui reste à discuter, et dont rien n'assure a priori qu'elle soit vraiment constante à travers les langues 1 On se réfère ici au français standard ; en français familier, les choses sont plus complexes, du fait de la persistence de la concurrence entre les prépositions à et de dans la mise en forme de la relation génitivale. 5 où une configuration de ce type est constatée. Ce serait notamment une grave erreur de penser que chaque fois qu'on observe un contraste à l'intérieur des trois prototypes qui structurent la sphère personnelle, on doive uploads/Ingenierie_Lourd/ categorisation-et-grammaticalisation-relation-genitivale-en-mandingue.pdf

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