Généalogies architecturales. Jacques Lucan, Composition, non-composition. Archi

Généalogies architecturales. Jacques Lucan, Composition, non-composition. Architecture et théories, XIXe-XXe siècles, 2009. Marie-Pascale Corcuff Sous un titre qui serait sibyllin s’il n’était accompagné d’un sous-titre qui explicite clairement son sujet, Jacques Lucan nous livre un ouvrage majeur, sans équivalent depuis longtemps, surtout en français. D’un format très pratique et maniable, malgré son nombre de pages imposant, il est écrit dans une langue précise et fluide, qui fait de sa lecture un véritable plaisir. C’est à des ouvrages qui ont marqué en leur temps la réflexion sur l’architecture, comme ceux de Siegfried Giedion ([1941] 1946), Reyner Banham ([1960] 1986), Colin Rowe (1976), ou Kenneth Frampton (1995), que ce livre peut être comparé pour son ampleur et son ambition, d’autant plus que l’auteur, contrairement à ses illustres prédécesseurs, ne cède pas à la tentation de découvrir ou de promouvoir une certaine façon de faire de l’architecture, de qualifier ou d’initier une tendance, une école (un nouvel – isme ), encore moins un style, d’architecture. L’auteur se contente, ce qui n’est pas rien, d’expliciter ce qui est véritablement à l’œuvre dans la conception architecturale, et dans sa transmission. Jacques Lucan est architecte et historien : il a réalisé entre autres des immeubles de logements et une bibliothèque à Paris, tout en poursuivant une carrière d’enseignant et de chercheur. Depuis 1997, il est professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, où il dirige le laboratoire de recherche « Théorie et histoire 1 ». Son enseignement, qui porte sur la théorie de l’architecture, est étroitement lié au projet. À la fois praticien et théoricien, l’auteur est donc en mesure de réfléchir concrètement sur la conception architecturale. La composition, ou la pensée concrète de l’architecture. Pour mener à bien son entreprise d’élucidation de la conception en architecture, Jacques Lucan a choisi pour fil directeur la notion de composition. L’ouvrage décrit l’émergence de cette notion au détriment de celles de distribution et de disposition, sa « solidification » et sa théorisation par le système de l’École des beaux-arts, sa mise en cause ou sa réinterprétation dès la fin du 19 e siècle, puis par les modernes, jusqu’à sa négation par les architectes contemporains : de la composition à la non-composition, donc, l’ouvrage de Jacques Lucan nous fait faire un voyage dans la pensée de l’architecture. L’auteur définit dès l’avant-propos la composition, en architecture, comme l’acte de « concevoir un bâtiment selon des principes et des règles » (p. 6), comme l’architecture elle-même, en somme… On notera que le terme de composition est également employé de façon quasi tautologique en musique, et plus encore le terme de compositeur, qui désigne celui qui conçoit et écrit de la musique, et que d’autre part le mot architecture est employé métaphoriquement pour des agencements, des compositions de toute sorte, du moment qu’il y règne un certain ordre. Le rapprochement avec la musique, auquel ce terme de composition aurait pu amener, ainsi que le caractère fondamentalement non figuratif de ces deux arts, n’est pas celui que l’auteur a choisi de privilégier, même si quelques citations l’évoquent, telle celle d’Ozenfant à propos de la Villa Schwob de Le Corbusier : Agencer les volumes successifs s’offrant au spectateur passant d’une pièce à l’autre, c’est faire ce que fait un musicien quand il ordonne les phases successives d’une composition musicale. (p. 396) Ou encore celle de Le Corbusier lui-même : L’architecture n’est pas un phénomène synchronique mais successif, fait de spectacles s’ajoutant les uns aux autres et se suivant dans le temps et dans l’espace, comme d’ailleurs le fait la musique. (p. 396) Au moment où la notion de « promenade architecturale » commence à émerger, le rapport au cinéma est aussi invoqué, par exemple par l’entremise de Giedion : Il faudrait pouvoir accompagner le regard dans ses déplacements : seule la caméra peut rendre justice à la nouvelle architecture ! (p. 395) L’architecture est cependant plus communément associée aux arts plastiques et il faut dire que les productions des architectes au stade du projet, tant graphiques (plans, coupes, façades, perspectives) que volumiques (maquettes), peuvent s’assimiler en partie aux œuvres de peintres ou de sculpteurs. Et c’est aux arts plastiques que Jacques Lucan se réfère pour insister sur l’émergence de la notion de composition et sa « fortune considérable » (p. 6) aux 19e et 20e siècles. À vrai dire, ni la peinture, ni la sculpture du 19e siècle ne sont étudiées dans l’ouvrage en rapport avec l’architecture de la même époque. C’est seulement au chapitre 21, à propos de De Stijl, au chapitre 22, intitulé « Peinture et architecture », et qui se focalise sur l’œuvre double de Le Corbusier, qui était, comme on sait, à la fois peintre et architecte, et surtout au chapitre 23, pour aborder la notion de « collage » ou d’« assemblage », ou encore celle de « construction » (au sens des constructivistes russes), que l’auteur s’intéresse plus précisément, au point d’illustrer son propos avec des représentations de peintures et de sculptures, aux arts plastiques en tant que tels : à des moments où les avant-gardes artistiques et architecturales sont donc très liées. Mais pour la plus grande part, et ceci rend l’étude d’autant plus passionnante, l’auteur se concentre sur son sujet, l’architecture. Jacques Lucan prend l’architecture et ses théories au sérieux. Cela peut sembler aller de soi, mais l’influence en France du courant « architecturologique » initié par Philippe Boudon a parfois semé le doute dans les esprits. Cette « science de l’architecture » situe en effet hors de son champ « ce qui, dans le discours, a trait à la théorie, théorie artistique constituée par un ensemble de préceptes » (Boudon, 1992, p. 12). Jacques Lucan se situe à l’opposé de cette démarche, ce qui ne le conduit pas à renoncer à une rigueur scientifique dont il fait au contraire preuve à tout moment : l’intelligence avec laquelle il parvient à nous expliquer le système d’enseignement de l’École des beaux-arts, en entrant dans le détail des techniques et des principes, et la limpidité de son explicitation de systèmes de pensée aussi éloignés de cet académisme que ceux de Tschumi ou Eisenman, sur lesquels trop souvent sont tenus des discours ésotériques complaisants, en est la preuve. Jacques Lucan parvient à maintenir sur la période qu’il considère, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui, et au cours de laquelle tant de bouleversements se sont produits, un même niveau de discours à la fois savant et très compréhensible. Jacques Lucan prend l’architecture au sérieux, donc, et peut-être pourrait-il prendre à son compte ce que Deleuze disait à propos des grands auteurs de cinéma au début de L’image-mouvement , qu’il assimilait à des penseurs, mais qui « pensent avec des images-mouvements, et des images-temps, au lieu de concepts » (Deleuze, 1983, pp. 7-8). « Avec quoi » pensent les architectes ? — telle est la question à laquelle Composition, non-composition contribue à répondre. Participent à cette élucidation de nombreuses illustrations très bien choisies, qui permettent de suivre la démonstration sans avoir à consulter d’autres ouvrages, illustrations sobres et pertinentes, en noir et blanc, et dont la nature même (plans, coupes, axonométries, perspectives, croquis, photographies de maquettes ou de bâtiments) est totalement en cohérence avec le propos de l’auteur. Ces illustrations, en appui du texte, permettent par exemple de suivre le destin d’une notion comme le « poché », avec ses prémisses chez Durand, son heure de gloire à l’École des beaux-arts, son introduction dans le vocabulaire architectural américain, son effacement chez Perret, sa mise en cause chez Le Corbusier, sa réinterprétation comme mur creux ou colonne creuse chez Kahn, sa déclinaison en « poché ouvert » et « poché fermé » chez Venturi, son extension à l’espace urbain chez Rowe et Koetter, sa réinterprétation encore, différente de celle de Kahn, en corps solide excavé chez Koolhaas, etc. En fin de compte, on comprend que le « poché », terme jargonnant de l’École des beaux-arts qui désignait une technique de rendu consistant à noircir les parties pleines d’un plan, renvoie en fait à un acte essentiel de toute architecture : établir le rapport des pleins et des vides. Bien d’autres notions entrant dans le cadre général de la composition sont ainsi explorées. Comme l’auteur poursuit sa quête jusqu’aux productions les plus contemporaines, on comprend d’autant mieux ce que peut signifier telle ou telle notion quand elle se voit contestée, battue en brèche, ou totalement réinterprétée. On doit remarquer que les notions abordées renvoient principalement à la topologie : l’ouvert et le fermé, le plein et le vide, l’espace « concave » ou « convexe », etc. Même s’il est aussi question de notions géométriques comme la symétrie, dans toutes ses acceptions (de la symétrie bilatérale à l’équilibre des parties), l’axialité, le quadrillage, etc., l’architecture n’est pas vraiment vue comme « art de donner des mesures à l’espace » : les questions d’échelle, de proportions, de modularité, sont, sinon totalement ignorées, du moins délaissées. Il est en particulier question de Le Corbusier sans que le Modulor soit évoqué, et ni van der Laan, ni uploads/Ingenierie_Lourd/ composition-non-composition.pdf

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