Recherches en communication, n° 18 (2002). LE DESTIN DE L’ARCHITECTURE A L’ERE

Recherches en communication, n° 18 (2002). LE DESTIN DE L’ARCHITECTURE A L’ERE DE L’ESTHETISATION DE LA VIE QUOTIDIENNE Jean-Louis Genard1 et Jean-Didier Bergilez2 Architecture et esthétisation de la vie quotidienne Étudiant le capitalisme avancé et ses contradictions, le sociologue américain Daniel Bell a suggéré, de manière fortement critique, l’hypothèse stimulante d’une esthétisation de la vie 1 J.-L. GENARD est philosophe et sociologue. Directeur de l’Institut supérieur d’architecture de la Communauté française “La Cambre” à Bruxelles, enseignant à l’Université Libre de Bruxelles et aux Facultés universitaires Saint-Louis, il est notamment l’auteur de Sociologie de l’éthique (L’Harmattan, 1992), Les dérèglements du droit (Labor, 1999), La grammaire de la responsabilité (Cerf, 2000), Les pouvoirs de la culture (Labor, 2001) ainsi que de nombreux articles portant sur des questions de sociologie de l’éthique, du droit, de l’Etat, de la culture et de l’art. 2 J.-D. BERGILEZ est licencié en philologie romane et architecte. Il est assistant et chercheur en architecture à l’Institut supérieur d’architecture de la Communauté française “ La Cambre ” à Bruxelles. JEAN-LOUIS GENARD ET JEAN-DIDIER BERGILEZ quotidienne qui se serait développée à partir des années 603. Par cette expression, Bell entendait défendre l’idée que l’ensemble des valeurs qui s’étaient d’abord constituées et confortées au XIXe siècle comme valeurs structurantes du monde de l’art, et comme impératifs pour la légitimation de l’œuvre et de l’artiste –créativité, originalité, expressivité, imagination, authenticité…– s’étaient ensuite “démocratisées”, devenant dès lors potentiellement pertinentes pour tout un chacun, en venant en quelque sorte à constituer l’arrière-plan d’une véritable éthique de vie commune qui allait d’ailleurs contribuer à la déstabilisation des sociétés développées. Sans qu’il soit nécessaire d’adhérer à la dimension nostalgique de la thèse proposée par Bell, celle-ci pourrait parfaitement être reprise et étendue. En particulier si était prise en compte l’extraordinaire esthétisation du cadre de vie que les sociétés modernes ont connu à partir de la même époque. Explosion d’une publicité esthétisante plutôt qu’informative, enseignes lumineuses, triomphe des arts graphiques, développement d’une mode cherchant de plus en plus à assumer des ambitions esthétiques, esthétisation de professions autrefois simplement artisanales comme la coiffure, explosion des professions liées aux soins corporels, “art” de la vitrine, décoration, esthétisation du fonctionnel que ce soit dans le succès du design des objets usuels, dans le travail de l’apparence des automobiles y compris de celles destinées à un public populaire, dans l’architecture d’intérieur… Sans doute, cette esthétisation répondait- elle d’ailleurs aux critiques qui furent adressées dans les années 50 et 60 au capitalisme, accusé de produire de l’uniformisation, de la standardisation et d’appauvrir ainsi le cadre de vie. Les exemples pourraient être accumulés qui, en effet, tous sans doute, montreraient les liens étroits qui se sont noués entre cette esthétisation de la vie quotidienne et les transformations du capitalisme, l’esthétisation s’imposant en quelque sorte comme un argument de promotion et de vente, mais participant également de la reconfiguration d’un capitalisme qui, à l’époque, cherchait à se dissocier des éthiques ascétiques et de l’esprit “bourgeois” qui le caractérisaient jusque là, focalisant de multiples critiques. Ainsi n’éprouverait-on aucune peine à montrer à quel point la pénétration de la sémantique de l’esthétique a été forte et prégnante dans les milieux du marketing et de la publicité, les publicitaires s’auto-proclamant par 3 D. BELL, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979. LE DESTIN DE L’ARCHITECTURE exemple volontiers “créatifs”, et le monde de la publicité endossant de plus en plus souvent des ambitions pleinement artistiques, comme l’illustrerait aujourd’hui le photographe italien Toscani. Mais du même coup, il convient d’insister sur le fait qu’à partir de cette époque s’est lentement développée une nouvelle économie ainsi que de nouvelles professions de l’esthétisation de la vie quotidienne dans la production desquelles les écoles d’art ont joué un rôle tout à fait particulier et inhabituel, rompant radicalement avec l’image de professions artistiques se construisant à distance ou contre le monde de la rentabilité, ou encore portant des exigences coupées du quotidien. En effet, complémentairement au processus d’esthétisation du management qui est au cœur du nouvel esprit du capitalisme décrit par L. Boltanski et E. Chiapello4, il faut ici insister sur la naissance d’un nouvel esprit de professions se revendiquant comme artistiques, et entendant concilier prétention artistique et rentabilité économique : graphisme, design industriel ou autre, architecture des espaces commerciaux, publicité, mode…et plus tard infographie, imagerie virtuelle… Au cœur de cette logique transformant le cadre de vie, l’architecture a évidemment joué un rôle majeur dont les racines se situeraient sans doute aux charnières des XIXe et XXe siècles et au début de ce dernier, dans les efforts de démocratisation de l’accessibilité à la qualité formelle (pensons à l’art nouveau ou aux relations entre avant-gardes architecturales et politiques aux alentours des années 20) ou encore dans la propension à développer un souci esthétique, non seulement dans le détail architectural mais dans le mobilier, les objets d’usage quotidien… (pensons ici au courant arts and crafts, au Bauhaus…). Toutefois, au-delà de racines qui, comme nous venons de l’indiquer, plongent dans des périodes antérieures, cette entrée de l’architecture dans le processus d’esthétisation de la vie quotidienne ne connut sa véritable explosion que dans les années 60. C’est en tout cas alors qu’il produisit ses théoriciens, en particulier lorsque l’architecture en vint à donner ses lettres de noblesse à des manifestations extérieures du processus d’esthétisation de la vie quotidienne en les déconnectant de la critique politique dont elles étaient traditionnellement l’objet. Manifestations qui étaient volontiers tenues à distance auparavant par un monde de l’art 4 L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. JEAN-LOUIS GENARD ET JEAN-DIDIER BERGILEZ suspicieux à l’égard du monde économique mais aussi à l’égard de ce qui cherchait simplement à plaire. “Simplement”, c’est-à-dire en abandonnant les critères distinctifs qui, dans le registre esthétique jusque là habituel, opposaient plaisirs “faciles” et plaisirs “exigeants”, dans la foulée sans doute de la définition kantienne du plaisir esthétique comme plaisir “désintéressé”, par opposition aux plaisirs ordinaires liés à des intérêts, comme peuvent l’être évidemment ceux qui sont attachés à des impératifs économiques. Souvent, à ces tournants sont associées des prises de positions qui en constituent en quelque sorte une formulation “idéalisée”, comme lorsque Max Weber trouve dans la figure et les propos de Benjamin Franklin le prototype d’un capitalisme pur, se construisant désormais de manière auto-référentielle. C’est dans le même esprit que, parlant d’architecture, il nous faut ici faire référence à l’ouvrage de Robert Venturi Learning from Las Vegas. Comptant parmi les références de ce qui allait bientôt s’appeler “post-modernisme”, ce texte prétend en effet, contre les tendances exigeantes du modernisme architectural initial, mais aussi contre ses dérives fonctionnalistes, comme d’ailleurs globalement contre les propensions avant-gardistes de l’art du XXe siècle, défendre une sorte d’éclectisme conférant au passage valeur esthétique à ce monde de la publicité autour duquel se construisait l’image de Las Vegas. Rétrospectivement, le texte de Venturi, comme d’ailleurs l’ensemble du post-modernisme architectural dans sa version rétrospective (illustré par des architectes comme Bofill, Graves…)5, peut être compris comme traduisant l’introduction pleine et revendiquée de l’architecture –d’une certaine architecture d’abord– dans la tendance à l’esthétisation de la vie quotidienne décrite par Bell. Ce moment tend ainsi à recadrer le statut de l’architecture en contribuant à déculpabiliser profondément les relations entre production architecturale légitime et société de consommation, culture de masse ou société de l’image, comme d’ailleurs cette culture de la décoration sur laquelle Adolf Loos avait jadis jeté l’anathème. Le texte de Venturi apparaît là, dans le champ de l’architecture, comme emblématique de ces rapprochements et connivences qui vont 5 Le post-modernisme architectural est un phénomène complexe et pluriel. Pour une tentative de distinction raisonnée, voir J.-L. GENARD, “Modernité et postmodernité en Architecture”, Réseaux, n° 89-90, 2000, pp. 95-110. LE DESTIN DE L’ARCHITECTURE progressivement s’instaurer entre logiques artistique et économique6 en étant cette fois, contrairement au passé, assumées par des artistes se présentant comme à l’avant-garde de leur champ d’expériences (comme ce fut à la même époque le cas avec Andy Warholl), plutôt que d’être, comme c’était le cas auparavant, refusées ou à tout le moins déniées. Bref, là s’opère un net recadrage de l’opposition classique entre l’exigence qui peut conférer valeur artistique et la complaisance ou la facilité que charrient les productions de la société de consommation. Le texte de Venturi donnera à cette reconfiguration ses lettres de noblesse théoriques. Toute une série de ceux qui refuseront les choix formels de Venturi, son éclectisme ou son passéisme, s’inscriront par la suite en réalité dans la logique qu’il avait contribué à ouvrir, participant pleinement au développement d’une architecture d’image, de promotion et de communication… Progressivement d’ailleurs, la tension entre art et capitalisme que, dans le champ de l’architecture, le livre de Venturi avait contribué à atténuer, s’est affaiblie en même temps que l’on assistait aux reconfigurations de la sphère économique et à l’intégration en son sein d’un certain nombre des valeurs qui étaient au centre de la sphère esthétique. Une reconfiguration qui, dans les années 90, pourra faire apparaître comme progressiste, voire comme “révolutionnaire”, cette alliance du marché et de l’art uploads/Ingenierie_Lourd/ destinarchitecture.pdf

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