EN QUÊTE DE THÉORIES EFFET PROJET ET MOBILISATION DES ACTEURS Des années après

EN QUÊTE DE THÉORIES EFFET PROJET ET MOBILISATION DES ACTEURS Des années après la fin de certains pro- jets, il est fréquent que les protagonistes en parlent encore. Dans les entreprises, les « anciens » des projets particulièrement marquants constituent souvent de puissants réseaux. Ainsi, dans une gran- de entreprise norvégienne, les anciens d’un impor- tant projet mené en partenariat avec une société française se sont vite vus surnommés les « fren- chies » par leurs collègues non impliqués dans le projet. Comment expliquer la force de cet « effet projet » ? Symétriquement, pourquoi ne suffit-il pas de nommer une situation « projet » pour que cet effet s’enclenche ? Nous proposons d’étudier dans cet article les liens étroits qu’entretiennent entre eux projets 52 ANNALES DES MINES - MARS 2000 DU REPORTING AU RACONTING DANS LA CONDUITE DES PROJETS PAR THIERRY BOUDÈS ET DOMINIQUE CHRISTIAN DIFER Les récits occupent une place importante dans l’activité professionnelle, parfois à notre insu, et la mise en récit des projets constitue, dans l’entreprise, un des mécanismes fondamentaux grâce auxquels l’expérience s’organise. Cela veut-il dire que la maîtrise de la mise en récit fournit, à coup sûr, un levier de manipulation des équilibres entre les parties prenantes impliquées dans le projet ? Certes, et c’est même la garantie qu’il y ait une quelconque efficacité à la démarche. Mais dans le cas du récit, cette crainte de manipulation doit être tempérée par le fait que le récit agit tout autant sur le narrateur que sur l’auditeur et produit une co-construction. C’est pourquoi il faut savoir alterner reporting et raconting dans les projets au risque de se confronter à l’étrangeté fondamentale des activités familières. et récits. Nous explo- rerons ainsi l ’ h y p o t h è s e selon laquelle un projet fait récit, et que c’est cela qui lui confère sa force. Pour ce faire, nous chemine- rons en trois temps. Tout d’abord, nous analyserons les apports de la mise en récit comme outil de management du projet. Nous montrerons ensuite les proximités structurelles qui existent entre pro- jets et récits. Enfin, nous soulignerons comment les théories du récit appliquées aux projets peuvent contribuer à mieux en saisir les enjeux stratégiques. LA MISE EN RÉCIT COMME OUTIL DE MANAGEMENT DE PROJET Un projet porte sur un objet en devenir. Il est, par nature, virtuel : un projet annonce, bien avant qu’il ne montre. Tant qu’un projet n’est pas terminé et n’a donc pas ou peu de réalisation à montrer, il est récit : récit de ce que l’on souhaite faire dans le projet, de ce que l’on a fait, de ce que l’on va faire. Un projet présente donc deux faces : d’un côté, c’est un processus de structuration qui « façonne une réalité à venir pour laquelle on n’a pas encore d’équivalent exact » (1), d’un autre côté, c’est la mise en récit de ce processus de struc- turation. D’ailleurs, les comptes-rendus anglo- saxons utilisent le terme « narrative » (récit) pour désigner la page qui présente le projet en termes non techniques. La mise en récit constitue une composan- te à part entière de la conduite du projet tout au long de son déroulement. Au tout début d’un pro- jet, seul existe le récit prospectif, à partir duquel les premiers acteurs projets (le chef de projet, 53 GÉRER ET COMPRENDRE Mettre en récit le projet que l’on pilote, c’est se donner le moyen de le mettre à distance, de prendre du recul par rapport au flot des évènements qui font la réalité. EN QUÊTE DE THÉORIES D.R. (1) AFITEP, (1991), Le management de projet, principes et pratiques, AFNOR, Paris, p. 2. notamment) vont devoir lever des ressources, enrôler des collaborateurs, engager des coopéra- tions. Pour rendre tangible le projet tant que ce dernier n’a pas commencé, il faut le vendre, en raconter l’histoire à venir. Ensuite, une fois le projet lancé, il va fal- loir attendre avant que celui-ci ne produise les résultats escomptés. Maintenir le lien entre le pro- jet et les différents contributeurs suppose de com- muniquer et d’écouter. Communiquer implique de mettre en valeur l’histoire officielle du projet et contenir les histoires officieuses (rumeurs par exemple). Lorsque le projet sera terminé, qu’en res- tera-t-il sinon les résultats qu’il aura atteints et les histoires qui circuleront à son sujet ? Quels sont les enjeux du « raconting » à côté du plus traditionnel « reporting » ? Mettre en récit le projet que l’on pilote, c’est se donner le moyen de le mettre à distance, de prendre du recul par rapport au flot des événements qui font la réa- lité. En effet, une fois raconté, le récit est extérieur et il devient possible de le faire travailler, c’est-à- dire de le considérer de façon critique, à l’image de ce que permet une maquette ou un prototype. Raconter son vécu crée les conditions pour tra- vailler sur ses représentations. Dans la conduite du projet, cet exercice peut s’avérer bénéfique à diffé- rents niveaux, que nous allons examiner : • la crédibilité du projet ; • le maintien de la cohésion de l’équipe projet ; • la capitalisation des apprentissages réalisés ; • la compréhension de ce projet par les acteurs qui n’y participent pas ; • l’interaction avec les opposants au projet. L’histoire du projet tient-elle debout ? Mettre en récit constitue un moyen privi- légié de donner du sens à l’expérience. « Le schéma narratif agit comme un prisme au travers duquel les éléments apparemment indépendants et décon- nectés de l’existence sont vus comme les parties reliées d’un tout » (2). Raconter permet d’ordon- ner les choses, de retrouver un fil directeur dans un flot d’événements : « […] le récit le plus humble est toujours plus qu’une série chronologique d’évé- nements. L’activité narrative combine un ordre chronologique et un ordre configurationnel : suivre le déroulement d’une histoire (ordre chronolo- gique) , c’est déjà réfléchir sur les événements en vue de les embrasser en un tout signifiant (ordre configurationnel) » (3). C’est cet embrassement en un tout signifiant que réclament les acteurs d’une organisation en mouvement. Raconter son projet constitue donc, pour un chef de projet, une double mise à l’épreuve. C’est un bon moyen d’en vérifier sa compréhen- sion : si le chef de projet se perd dans le récit de son projet, c’est-à-dire dans sa mise en ordre, il y a fort à parier que les problèmes ne sont pas loin. Il en est d’ailleurs de même pour n’importe quel acteur du projet : quelqu’un qui ne peut mettre en récit sa contribution au projet manifeste qu’il ne comprend pas ce qu’il fait, ce qui constitue un symptôme annonciateur de dysfonctionnements. Malheureusement, la réciproque n’est pas vraie. Quelqu’un qui parvient aisément à mettre en récit sa contribution à un projet peut tout aussi bien ne rien avoir compris et, tout simplement, raconter DES histoires… De surcroît, si le récit du projet ne « tient pas debout », « sonne faux », il faut alors se fier à cette sensation générée par une compétence narra- tive accumulée depuis l’enfance et explorer ce qui « cloche ». La trame narrative peut alors jouer le rôle de guide diagnostic pour réinterpréter le pro- jet sous un angle différent, notamment en matière de gestion des risques du projet. Mettre en récit et partager ses expériences Mais un récit est fait pour être diffusé : il ne se construit pas au bénéfice du seul narrateur et vise des effets sur un auditoire. De même, la per- formance collective se situe-t-elle au cœur de la gestion de projet (4). Tout au long du projet, le partage et la convergence des interprétations jouent des rôles clefs dans cette performance. Pour développer et maintenir cohésion et sentiment d’appartenance au sein de la communauté des contributeurs au projet, la mise en récit offre un outil peu coûteux et particulièrement efficace. Partager régulièrement, dans l’équipe projet, les différents points de vue sur l’histoire commune des acteurs de ce projet offre un bon moyen de : • rendre tangibles les anticipations des uns et des autres en amont du projet ; • intégrer les changements dans le cours du projet (intégrer de nouveaux venus, par exemple) ; 54 Les préparatifs de cette quête vont permettre au héros de se donner les moyens de quitter son univers habituel, le monde du quotidien, pour mener à bien sa mission dans un monde différent. EN QUÊTE DE THÉORIES ANNALES DES MINES - MARS 2000 (2) D. Polkinghorne, Narrative Knowing and the Human Sciences. Albany : State University of New York Press, N.Y, 1988, p.36, cité par D. Barry, and M. Elmes, « Strategy Retold : Toward a Narrative View of Strategic Discourse », Academy of Management Review, Vol. 22, pp. 429-452, 1997, p 431. (3) J.-M., Adam, Le récit, Coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris, 1996, p. 17. (4) Midler, C., (1993), L’auto qui n’existait pas, management des projets et transformation de l’entreprise, InterEditions, 215p. D.R. • faciliter uploads/Ingenierie_Lourd/ du-reporting-au-raconting-dans-la-conduite-des-projets-en-quete-de-theories.pdf

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