77 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2003 • N°74 M ême s’il ne s’agit pas seulemen

77 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2003 • N°74 M ême s’il ne s’agit pas seulement, loin de là, d’un simple phénomène de mode, la gestion de projet est à la mode depuis la fin des années 1980. L’intérêt médiatique, managérial et académique pour cette forme de pilotage des activités ne se dément pas depuis. On assiste au développement de la gestion de projet dans le secteur des services, dans celui des industries de production de masse ou encore dans les entreprises publiques. Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999, p.154] vont jusqu’à considérer que la « cité par projets » est constitutive de la nouvelle idéologie du capi- talisme moderne. Cet article s’intéresse aux projets réa- lisés par les hommes dans les organisations. Il confond les notions de « gestion » et de « management » de projet (1). La gestion de projet pose le double problème de la conception d’une réalisation à venir puis du passage à l’acte au travers de la réalisation elle-même. Un projet est une « création collective, organisée dans le temps et l’es- pace, en vue d’une demande » [Ecosip, 1993, p. 18]. Dans tout projet, on retrouve la prise en compte simul- tanée de trois catégories de contraintes (le temps, les res- sources et les spécifications techniques) afin de réaliser un objet, un ouvrage, un produit ou une prestation de service qui n’a jamais été encore exécuté dans ces condi- tions précises et qui se caractérise par une certaine com- plexité. La maîtrise de ces processus uniques et parfois très complexes que sont les projets suppose la mise en œuvre d’un management spécifique. L’ouvrage de Roger Declerck, Pierre Eymery et Maxime Crener [1980] marque une étape dans la littérature en management, en distinguant clairement les notions d’opération et de pro- jet et donc, en affirmant la spécificité du projet. Quelles sont les grandes étapes de l’évolution des modèles de gestion de projet et les déterminants de leurs ruptures ? Au départ, il s’agissait de retenir une entrée historique dans la gestion de projet. De maniè- re générale, toute question formulée en ce sens est passionnante parce que, pour les sciences sociales, l’histoire est une partie du laboratoire. Cette partie est peu visitée dans le cas de la gestion de projet. Il n’exis- te pas d’histoire de la gestion de projet à l’instar de ce qui a été produit sur l’histoire du marketing, de la POUR UNE HISTOIRE DE LA GESTION DE PROJET Cet article esquisse une trajectoire historique de la gestion de projet en s’attachant à nommer et à caractériser les grandes étapes et d’en comprendre les principaux leviers de développement et de diffusion. L’histoire de la gestion de projet est à la fois celle de pratiques peu – ou pas – institutionnalisées, puis celle de pratiques institutionnalisées. Entre les deux, la gestion de projet est devenue un modèle de management très diffusé dans les organisations. Au final, pourtant, l’histoire de la gestion de projet reste à écrire ! PAR Gilles GAREL, UNIVERSITÉ DE MARNE-LA-VALLÉE, PRISM OEP RÉALITÉS MÉCONNUES (1) En fait, la notion de « management de projet » est considérée comme plus large que celle de « gestion de projet » [cf. norme Afnor X50-115]. La gestion de projet renvoie aux fonctions instrumentales du pilotage d’un projet (coûts, délai, risques…). Le management de projet peut, quant à lui, se définir comme l’ensemble des actions engagées par une - ou des - organisation(s) afin de déterminer un projet, de le lancer et de le mener à bien. Autrement dit, le management de projet combine la gestion de projet dans sa fonction « caisse à outils » et la fonction de direction de projet en charge de la définition des objectifs (coûts, délais, spécifications, techniques), des actions politiques, des aspects financiers, de l’organisation du projet... comptabilité ou de l’analyse stratégique. De leur côté, les spécialistes de la gestion de projet, généralement attachés à l’étude en temps réel des pratiques, se tour- nent peu vers l’histoire ou le font souvent de manière hâtive, comme une sorte de concession introductive à leurs ouvrages. Pour autant, l’intersection entre les termes « projet » et « histoire » n’est pas un ensemble vide (2). Que les contributeurs soient historiens ou chercheurs en gestion, on y trouve : – des études de cas présentant généralement des pro- jets emblématiques par leur ampleur, leur succès ou leur échec, qu’il s’agisse d’événements, d’ouvrages ou de nouveaux produits ; – des analyses sectorielles ou consacrées à une entre- prise en particulier. Par exemple, les projets du secteur aéronautique, l’histoire des travaux publics ou le déve- loppement du management de projet dans l’industrie automobile ont été particulièrement étudiés ; – des repères « typologico-historiques » : par exemple Christophe Midler [1996] identifie quatre modèles de gestion de projet (modèle de l’entrepreneur, de l’ingé- nierie, taylorien et concourant) qui se sont, grosso modo, succédés dans le temps. L’émergence d’un modèle n’a pas forcément correspondu à la disparition d’un autre. Son travail définit à la fois des idéaux-types de gestion de projet au travers de caractéristiques organisation- nelles et économiques et il les inscrit dans des tempora- lités et des enjeux bien précis. De son côté, Christian Navarre [1989, 1993] a gradué l’histoire moderne de la gestion de projet en deux degrés : le « degré zéro » qui, au début du XXe siècle, autonomise la gestion de projet et le « degré un » qui, dans la seconde moitié du XXe , la ratio- nalise et définit un modèle standard. Définir la trajectoire historique de la gestion de projet suppose au préalable de préciser le périmètre de ce qui est mis en histoire. Pour écrire une histoire de la ges- tion de projet, il convient de préciser l’objet qu’on « historicise ». Un courant de travaux nord-américains étudie depuis les années 1960, à l’instar de l’histoire de la pensée économique ou de l’histoire des idées politiques, l’histoire de la pensée managériale [George, 1972, Wren, 1994]. Cette histoire ne traite pas directement de la gestion de projet, mais son objet d’étude, l’évolution des théories managériales, marque la différence entre les « pratiques de gestion » et les « modèles de gestion ». Cette différence fonde notre propre conception de l’histoire de la gestion de projet. De manière générale, l’étude des pratiques de gestion sans analyse, sans mise en perspective historique, sans mise en débat, sans production de discours ou de théories, ne constitue jamais une pensée managériale. La pensée managériale n’apparaît qu’à partir du moment où des praticiens comme Taylor et Fayol ont, au début du XXe siècle, induit de leurs propres expé- riences des théories de l’organisation, c’est-à-dire qu’ils ont produit des discours suffisamment généraux et récurrents pour dépasser le contexte et les cas qui les avaient suscités et susceptibles de se diffuser très lar- gement. Qu’est-ce qui différencie des pratiques de gestion de projet et l’affirmation d’une pensée auto- nome, spécifique et spécifiée, constituée, identifiée et diffusée ? Autrement dit, où se situe le clivage entre des pratiques anciennes de gestion de projet et l’émer- gence, plus récente, de modèles de gestion de projet ? Quatre critères peuvent être suggérés (3) : – un modèle de gestion est porté par une représenta- tion de l’entreprise, par « une vision universalisante de l’entreprise dans la société » [Hatchuel, 1988] ; celle-ci dépasse la dimension de la technique de gestion ; ainsi, la gestion de projet incarne une représentation de la transversalité dans l’entreprise, par opposition aux hiérarchies fonctionnelles ; ce faisant, elle dépasse largement la dimension technique de pilotage des délais et des coûts ; – un modèle de gestion dépasse les spécificités secto- rielles : en se généralisant et en se diffusant, il dépasse ses éventuelles origines sectorielles ; ainsi, l’ingénierie concourante a dépassé le cadre de l’industrie automo- bile qui ne l’a pas inventée mais l’a largement éprou- vée ; de nombreux secteurs d’activité recourent à ce type d’organisation des projets aujourd’hui ; – l’existence d’institutions permet la formulation et la diffusion des modèles de gestion : les réseaux d’indus- triels, les chercheurs, les consultants, les écoles et les uni- versités ou les autorités publiques agissent comme des relais de diffusion et de capitalisation des modèles. Ils participent également à la normalisation, à la formation et à la standardisation des outils, du vocabulaire, des fonctions, des organisations, des pratiques… ; l’existen- ce d’acteurs projets (on a parlé dans les années 1980 « d’identité projet ») participe aussi de cette affirmation institutionnelle ; de ce point de vue, l’histoire des pro- fessions contribue à celle de la gestion de projet ; – un modèle de gestion se caractérise enfin par des firmes et/ou des projets exemplaires qui incarnent la mise en œuvre réussie des solutions : par exemple, Renault et le projet Twingo incarnent, en France au moins, le modèle de projet concourant. RÉALITÉS MÉCONNUES GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2003 • N°74 78 (2) On ne retiendra pas ici les acceptations de l’histoire ou des histoires au sens des récits de projets uploads/Ingenierie_Lourd/ garelcomplet77-90.pdf

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