SociologieS La sociologie clinique entre psychanalyse et socioanalyse Vincent d
SociologieS La sociologie clinique entre psychanalyse et socioanalyse Vincent de Gaulejac Résumé L'introduction de la démarche clinique en sociologie conduit à réinterroger les différences et les complémentarités entre la psychanalyse et la sociologie sur trois points : leur façon d'appréhender la question de l'inconscient; le poids respectif des déterminations psychiques et sociales, le travail qu'un sujet peut effectuer sur son histoire pour en modifier le cours. Ces questions ont été l'objet de nombreux débats. Le présent article met en perspective les positions de Sigmund Freud et de Pierre Bourdieu. L'un et l'autre incarnent et défendent des points de vue théoriques qui articulent une théorie de l'homme en société étayée sur une pratique de changement. Confrontation intéressante dans la mesure où les postulats de départ de ces deux auteurs sont très éloignés. Sigmund Freud cherche la clé explicative des comportements humains du côté du registre intra psychique, alors que Pierre Bourdieu la pose du côté de l'intériorisation des structures sociales. Pourtant à partir de prémisses différents ils se rejoignent sur bien des points. Ces convergences permettent de s'appuyer sur leurs approches pour définir les contours d'une méthodologie qui s'inspire tout à la fois de la psychanalyse et de la socioanalyse. Mots-clés : Bourdieu, sociologie clinique, psychanalyse, socioanalyse, Freud « On peut toujours faire deux usages différents de l'analyse sociologique : des usages que l'on peut appeler cliniques,tels que la socioanalyse, qui consistent à aller chercher dans les acquis de la science les instruments d'une compréhension de soi sans complaisances ; et des usages que l'on peut dire cyniques, et qui consistent à chercher dans l'analyse des mécanismes sociaux des instruments pour "réussir" dans le monde social. Il va de soi que je m'efforce constamment de décourager les lectures cyniques et d'encourager les lectures cliniques. » Pierre Bourdieu, Réponses, p. 182 1 L'introduction de la démarche clinique en sociologie conduit à réinterroger les différences et les complémentarités entre la psychanalyse et la sociologie quant à leur façon d'appréhender la question de l'inconscient, le poids des déterminations psychiques et sociales, le travail qu'un sujet peut effectuer sur son histoire pour en modifier le cours. Vastes questions qui ont été l'objet de nombreux débats. Nous avons choisi, dans le présent article, de mettre en perspective les positions de Sigmund Freud et de Pierre Bourdieu dans la mesure où l'un et l'autre incarnent et défendent des points de vue théoriques consistants qui articulent une théorie de l'homme en société étayée sur une pratique de changement. Confrontation intéressante dans la mesure où les postulats de départ de ces deux auteurs sont très éloignés. Sigmund Freud cherche la clé explicative des comportements humains du côté du registre intra-psychique, alors que Pierre Bourdieu la pose du côté de l'intériorisation des structures sociales. Pourtant à partir de prémisses différents ils se rejoignent sur bien des points. Ces convergences permettent de s'appuyer sur leurs approches pour définir les contours d'une méthodologie qui s'inspire tout à la fois de la psychanalyse et de la socioanalyse. L’inconscient chez Sigmund Freud et chez Pierre Bourdieu 2 La conception freudienne de la permanence du passé dans la vie psychique rejoint la définition que donne Pierre Bourdieu de l’habitus comme produit de toute l’expérience biographique. L’un et l’autre insistent sur le fait que l’histoire est agissante en soi dans la mesure où elle conditionne les comportements, les façons d’être, les attitudes et la personnalité. La psychanalyse aborde ce problème en montrant que, dans l’inconscient, l’histoire est constamment actualisée. C’est le sens de l’expression « l’inconscient n’a pas d’histoire ». Dans le registre psychique la réversibilité est possible. Les événements lointains resurgissent de l’inconscient sous forme d’émotions, d’affects, de sentiments, de désirs. Sigmund Freud nous montre que le passé se perpétue dans la vie psychique. Il compare le développement psychique à la construction d’une ville qui se fait par strates successives, chacune d’elle préfigurant la suivante qui vient la recouvrir. « Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s'est formé, tout est conservé d'une façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances favorables » (Freud, 1929, p. 11). 3Parmi les processus à l’œuvre dans le développement psychique, la psychanalyse donne une place importante à l’identification. L’individu garde en lui l’expérience de ses relations infantiles, en premier lieu les liens avec son père et sa mère qui marquent son développement psychique. L’identification se fait moins vis-à-vis de personnes, dans leur totalité, que par l’assimilation d’attributs, de propriétés, de qualités propres à telle ou telle personne. Mais la plupart des travaux d’inspiration psychanalytique ne prennent en compte que les qualités psychologiques, alors que l’identification concerne également les aspects, les propriétés et les attributs sociaux des personnages pris comme support de ce processus. En traitant ce problème indépendamment de l’analyse des rapports sociaux et de la position sociale qu’occupent les individus, ces approches limitent l’influence de l’histoire dans la constitution de l’appareil psychique à la sphère des relations intrafamiliales sur une ou deux générations. On s’interdit par là-même d’analyser dans quelle mesure l’histoire des rapports sociaux traverse l’individu, l’imprime et le façonne. Considérer ces phénomènes exclusivement dans leurs effets psychiques conduit à réduire l’incidence du passé aux premières relations infantiles et à autonomiser la vie psychique du champ social. 4 Si l’on considère que le destin d’un individu est déterminé par l’histoire, celle-ci n’est pas réductible à l’histoire des relations affectives entre l’enfant et les adultes qui ont accompagné ses premiers apprentissages. Ces relations sont elles-mêmes portées par une série de rapports qui les détermine. Elles sont porteuses d’enjeux non seulement affectifs, mais également idéologiques, culturels, sociaux et économiques, chacun de ces niveaux ne pouvant être dissocié des autres dans la mesure où c’est leur intrication qui produit la structure de programmation, l'héritage, le cadre référentiel sur lesquels l’enfant va étayer sa propre histoire. Comprendre le poids de l’histoire en soi, c’est comprendre l’articulation entre son histoire personnelle, familiale, et l’histoire sociale dans laquelle elle s’inscrit. 5 Pierre Bourdieu analyse cet aspect essentiel du poids de l’histoire à partir de la notion d’incorporation des habitus. L’habitus est le résultat d’un ensemble de pratiques qui se constitue au fil du temps. Capitalisées en fonction de leur pertinence, c’est-à-dire de leur capacité à apporter des réponses aux conditions concrètes d’existence à un moment donné, elles se transmettent de génération en génération. Ce sont des « sortes de programmes historiquement montés » qui indiquent à l’individu des manières d’être et de se comporter dans les situations sociales. « L’histoire à l’état incorporé s’exprime par les habitus, produit d’une acquisition historique, qui permet l’appropriation de l’acquis historique ». En d’autres termes, « l’inconscient n’est jamais que l’oubli de l’histoire que l’histoire elle-même produit en réalisant les structures objectives qu’elle engendre dans ces quasi-natures que sont les habitus. Histoire incorporée faite nature et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit » (Bourdieu, 1980, p. 94). On peut évoquer ici un inconscient social qui organise l'ensemble des processus à l'œuvre dans la fabrication sociale des individus et dont ceux-ci n'ont pas conscience. 6 L'inconscient de Pierre Bourdieu ne renvoie pas à une théorie de l'appareil psychique. Par inconscient il convient d'entendre l'ensemble des structures cognitives, en particulier celles imputables au système scolaire (Bourdieu, 2000, p. 47). Il se réfère ici à une psychologie implicite de type cognitiviste, très éloignée de la psychanalyse. L'individu intériorise de façon mécanique des schèmes d'appréciation, de perception et de cognition, issus du milieu scolaire, familial et social dans lequel il baigne. Il s'agit là de structures sociales incorporées que l'individu considère comme innées alors qu'elles sont acquises. Cette méconnaissance de ce qui lui permet de penser, de parler et d'agir est la caractéristique majeure de l'inconscient selon Pierre Bourdieu. 7 Mais cet inconscient n'a pas vraiment d'existence propre. Si Pierre Bourdieu nous permet de comprendre d’importance des déterminismes sociaux dans la fabrication sociale des individus, on peut regretter qu’il ne se soit pas inspiré de la théorie psychanalytique pour mieux saisir les processus d’incorporation. Comment se fait l’intériorisation ? Par quels canaux ? De quelle manière ? Il lui manque une théorie de l’intériorité pour aller plus loin sur ce point. Il n’entre pas dans l’analyse des mécanismes qui permettraient de rendre compte de l’incorporation des habitus. Il postule des correspondances entre les structures sociales et les structures mentales sans expliciter ces processus d'étayage réciproque. Cette difficulté apparaît lorsqu’on s’interroge sur le statut du mental chez Pierre Bourdieu, terme qui n’est jamais vraiment défini si ce n’est comme « structure cognitive » ou « chaîne de perception, d’appréciation et d’action». 8En fait, le mental chez Pierre Bourdieu tend à se réduire à du social intériorisé. Dans La Noblesse d'État il développe sa conception de l'inconscient en ces termes : « les structures subjectives de l’inconscient sont le produit d’un long et lent processus d’incorporation des structures objectives. L’agent est guidé par un inconscient que l’on est en droit de dire "aliéné" (c’est Pierre Bourdieu qui souligne), puisqu’il n’est uploads/Ingenierie_Lourd/ gaulejac-la-sociologie-clinique-entre-psychanalyse-et-socioanalyse.pdf
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- Publié le Fev 07, 2022
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