1 2 Couverture/Omslag: Le passage du temps, Keyvan Sayar Copyleft 2019, Les dOi

1 2 Couverture/Omslag: Le passage du temps, Keyvan Sayar Copyleft 2019, Les dOiGtS bLeUs 3 Texte écrit pour le projet Shoes or no Shoes. www.shoesornoshoes.com Deze tekst is geschreven voor het project Shoes or no Shoes. 4 5 ucie avait plusieurs pieds, plusieurs humeurs et plusieurs chaussures. Quand le temps venait, et il venait souvent, elle sortait, allumait sa cigarette électronique et plongeait ses yeux dans l'horizon comme pour l'appeler au secours. On aurait dit que l'horizon n'en avait rien à faire, d'elle, de ses torpeurs, de ses blessures. Il était là, bêtement horizontal, plat comme l'ennui, vaste comme la tristesse. Lucie le scrutait et lui l'esquivait. Elle le priait, il se repliait, éteignait son soleil et faisait mine de dormir. Lucie tirait sur sa clope de métal 6 en regardant ses pieds. Elle portait toujours des chaussures dépareillées. Elle trouvait que les gens qui prenaient leurs chaussures par paire étaient des enfermeurs de rêves, des assassins de bonheur, des empêcheurs de tourner en rond. Elle n'avait pas tort, techniquement il était plus aisé de marcher en cercle en ayant un soulier plus petit, plus pointu ou plus tordu que l'autre. 7 ucie avait commencé à individualiser ses pieds à l'âge de seize ans, au grand dam de ses parents. Ce fut d'abord un tatouage sur le pied gauche, son préféré. Ensuite une habitude de toujours l'envelopper dans des chaussettes trouées alors qu'elle étouffait son confrère dans des attrape-pattes hermétiques. Puis ce furent les chaussures. Pour le mariage de sa tante Nancy, dans la ville du même nom, elle porta un sublime talon-aiguille écarlate et une imposante Dock Martens noire. Elle passa une semaine chez le kiné à cause de la différence de hauteur, endolorie 8 mais heureuse d'avoir été fidèle à ses valeurs et d'avoir mangé gratuitement des tas de dragées pendant la cérémonie. Elle passa l'année de son bac avec une espadrille à gauche et une chaussure de sport à droite. Là où beaucoup d'élèves mocassinés glissaient et butaient, elle dérapait d'un pied et rebondissait de l'autre. Cette Reebok Pump trop grande dérobée à son frère lui avait valu le surnom de Michael Jordan. Le célèbre basketteur avait en effet promu ce brodequin sauteur qu'on pouvait gonfler et dégonfler à souhait grâce à une petite pompe. Ce 9 n'était pas très utile mais si tout ce qui est inutile était interdit c'est la vie elle-même qu'il faudrait mettre dans une boîte et ranger au fond d'un tiroir. Dans son école, porter une Reebok Pump était l'équivalent d'avoir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. A son arrivée, le silence se faisait. Elle disposait d'un droit de véto sur tous les sujets l'intéressant et gagnait les parties de basket avant même d'avoir commencé à jouer, se contentant de poser son doigt sur la pompe de sa chaussure. A l'école, tout le monde ne voyait que sa Reebok. A 10 la maison, ses parents ne voyaient que l’espadrille crasseuse qu’arborait son autre pied. «Pourquoi tu peux pas faire comme tout le monde, Lucie?» s'énervait son père. «Laisse-la, c'est juste une phase» murmurait sa mère. Une phase qui avait duré toute une vie. Lucie leur répondait «mon caractère, c'est un peu comme ma gueule, ça va pas aller en s’arrangeant alors vous feriez bien de vous habituer». Sa mère s’étranglait en l'entendant parler ainsi et se demandait comment son petit bébé d'amour avait pu tomber dans ce puits sans fond de 11 vulgarité exochaussiste. Son bac en poche, le bébé d'amour avait fait ses valises. 12 ucie était partie vivre au Kansas. Quand on vient d’Houdemont en Meurthe-et-Moselle ça fait une sacrée trotte. Son père lui avait demandé mille fois pourquoi si loin, pourquoi un pays où les gens ne comprenaient rien au système métrique et passaient leur temps à essayer d'attraper des buffles avec des cerceaux en se lustrant la moustache... D'abord ce n'étaient pas des cerceaux mais des lassos, ensuite une moustache bien lustrée peut faire toute la différence (eh oui cher papa), enfin tellement d'atrocités ont été commises au nom du système métrique que c'est bien la 13 dernière chose dont on devrait se vanter. Alors que les Européens mesuraient le monde en centimètres, les Américains le mesuraient en pieds. Voilà un joli pied d'un pied et demi! Tiens ce pied-ci n'en fait même pas un! C'était bien plus logique et cela montrait surtout l'importance que ce peuple clairvoyant attachait au membre par lequel tout commence et tout finit. Lucie partait au Kansas parce que c'était la plus simple manière de s'échapper. De mettre un océan entre elle et sa vie d'avant. Une petite annonce pour la société 14 Babyguard collée à l'arrêt de bus lui avait donné des ailes. «Vous avez envie de partir d'ici? Vous supportez les enfants? Devenez jeune fille au pair aux États- Unis!». Sa mère l’avait suppliée de le faire plutôt en Belgique, «c'est juste à côté et en plus la langue est moins bizarre» mais Lucie avait prétexté une allergie aux chicons et une peur bleue de l'union européenne (ils contrôlent déjà la taille de nos poissons, si je vais là-bas ils se mettront à penser à ma place!). 15 eulement le Kansas n'était pas de tout repos non plus. Brandon et Brenda, les agaçants jumeaux dont elle était devenue la mère temporaire, n'arrêtaient pas de la mordre, de critiquer l'art contemporain et de maquiller le chien avec ses produits de beauté. Comble de l'incompétence, malgré leurs onze années de vie sur terre, ils ne savaient pas nouer leurs lacets, et exigeaient de Lucie un ligotage de godasses quotidien. Elle était donc forcée de s’agenouiller chaque matin devant les souliers identiques de jumeaux intransigeants qui se raclaient la gorge en raillant ses 16 chaussures dépareillées. Ensuite ils trouvaient quelque vase à renverser puis couraient vers le bus scolaire en montrant leur doigt intermédiaire au chauffeur, aux voisins, au cosmos. Être rebelle et se prendre une rébellion en pleine figure ça peut parfois agacer. Lucie se demandait pourquoi le destin lui avait fait ça, alors qu'elle avait justement essayé de lui foutre la paix. De ne pas lui forcer la main, pas l’entourlouper, de juste être au monde. Un voyant qu'elle avait consulté trouvait que ce n'était pas si simple que ça. Que peut- être que son départ avait créé une 17 disruption de sa ligne de vie. Puis il avait regardé ses chaussures et marmonné quelques paroles. Lucie avait juste entendu «normal». Il n'avait pas voulu lui répéter «ah je comprends mieux pourquoi l'univers est fâché, c'est normal!». 18 ucie était morte un mardi. Exactement comme elle l'avait souhaité. Très longtemps après tout ça. Après avoir beaucoup ri, aimé, vécu. Après être rentrée du Kansas en claquant trois fois des talons. Après avoir parcouru la moitié du monde éveillée et l'autre moitié en rêve. Après avoir élevé une enfant globalement très sympathique désormais âgée de trente-cinq ans. Le mardi était le jour idéal pour décéder, ni trop tôt, ni trop tard dans la semaine. Pas non plus au milieu. Quelques instants avant de mourir elle avait fait la paix avec elle-même. Elle avait retiré ses souliers 19 doublement uniques. Sa fille lui avait demandé en sanglotant si elle voulait qu'on l’enterre avec. «Tu déconnes?» avaient été ses avant-derniers mots. «L'important ma chérie c'est pas les chaussures, c'est ce qu'il y a à l'intérieur. - Les pieds? - Non, l'amour!» 20 Vertaald door Mikhail Orlov-Sytenkov 21 ucie had meerdere voeten, meerdere humeuren en meerdere schoenen. Wanneer de tijd rijp was, en dat was hij vaak, ging ze uit, deed ze haar elektronische sigaret aan en staarde naar de horizon, alsof ze aan hem om help riep. Het leek erop dat de horizon er niets mee te maken had, met haar gevoelloosheid, haar wonden. Hij was daar, dwaas horizontaal, vervelends-plat, ruim zoals verdriet. Lucie tuurde, en hij keek weg. Zij bidde hem, hij trok zich in, schakelde zijn zon uit, et deed alsof hij sliep. Lucie trok aan haar metalen sigaret terwijl ze naar haar voeten keek. Ze droeg 22 altijd haar misgepaarde schoenen. Ze vond dat mensen die hun schoenen per paar namen dromen afsloten, vreugde- moordenaars en in-het-rond- draaien-voorkomers waren. Ze had niet ongelijk, technisch gezien was het aangenamer om te wandelen in het rond met een schoentje dat kleiner, puntiger of schever was dan de andere. 23 ucie begon haar voeten te individualiseren wanneer ze zestien jaar oud was, tot groot ongenoegen van haar ouders. Ten eerste was het een tatoeage op haar linkervoet, haar lievelings. Ten tweede een gewoonte om hem altijd in gaten-sokken in te pakken, terwijl ze zijn collega in hermetische poten-vangers verstikte. En dan ten laatste, de schoenen. Voor het huwelijk van tante Nancy, in de stad van dezelfde naam, droeg ze een sublieme scharlaken naaldhak, en een imposante, zwarte Dock Martens. Ze bracht een week bij de fysio door, door het hoogte- 24 verschil, pijnlijk, maar blij dat ze trouw aan haar waarden was gebleven en gratis hopen snoep heeft gegeten. uploads/Ingenierie_Lourd/ keyvan-sayar-un-monde-a-sa-pointure 2 .pdf

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