1 Vers une politique de l’architecture Avant-propos et propos pour après En 20
1 Vers une politique de l’architecture Avant-propos et propos pour après En 2005, l’écrivain Daniel de Roulet, lors d’un séjour à Vichy revenait sur les pas de Le Corbusier pour tenter de mieux comprendre ce qui s’était passé « au début des années quarante, quand cette sous-‐préfecture auvergnate est devenue capitale de l’État français1 ». Après avoir pris conscience des grandes difficultés à préciser à nombre de ses amis – il fut même traité de « fouille-‐merde » par l’un d’entre eux – qui était le vrai Le Corbusier pendant ces années-‐là, en l’occurrence celles de Vichy, notre écrivain ne fut pas davantage rassuré lorsqu’il comprit que l’appréciation du personnage par ses contemporains était toujours positive, lorsqu’il apprit également que, enfin, le billet de la Banque nationale suisse « sur lequel se trouve le portrait aux grosses lunettes du Corbu allait être remplacé par un autre sans plus aucune effigie ou référence personnelle2 ». Il comprit que, de fait, Le Corbusier bénéficiait toujours soixante-‐cinq ans après sa longue résidence à Vichy d’un statut tout à son honneur, irréprochable même, parce qu’il fut et restait précisément l’architecte le plus connu au monde, le plus reconnu, le plus apprécié, même si ces projets urbains et architecturaux, ses réalisations également, furent souvent l’objet de très vifs débats. Il était toujours celui par qui l’architecture était en fin de compte la mieux représentée. Daniel de Roulet s’est donc lui-‐même rendu à Vichy pour tenter de mieux apprécier l’attitude de celui qui fut invité à la radio d’État, à la radio de l’État français. « À la présidence du conseil, se réjouit alors Le Corbusier, l’adjoint au chef de cabinet du Maréchal me dit : votre heure est venue… J’ai parlé à la Radio d’État à 12h30 (Radio jeunesse)… dans quelques jours… vous entendrez [la lettre est adressée à sa mère] à la radio un discours du Maréchal, ce sera à propos de ce qui vient de se passer3. » À ce moment-‐là, précisément, lors de son séjour à Vichy, Le Corbusier a cinquante-‐trois ans. Mais après dix-‐sept mois et demi de présence à Vichy (du 15 janvier 1941 au 1er juillet 1942), il quitte finalement la ville et les siens en ces termes : « J’ai fait mes adieux à Vichy, aux gens qui m’ont aidé, apprécié ma ténacité enragée. Adieux pleins d’une amitié réconfortante, d’une confiance dans l’avenir… Pour finir : tout cet effort sera épaulé par une organisation d’hommes que je suis autorisé à rassembler sur un plan bien catégorique, pour former un véritable milieu actif…4. » Plus loin, il « appelle de ses vœux, souligne De Roulet, l’ordre nouveau : “Hitler, clame Le Corbusier, peut couronner sa vie par une œuvre grandiose : l’aménagement de l’Europe”. Et tout ça sur fond d’un vieil 1. Daniel de Roulet, « Sur les traces du Corbusier, un voyage à Vichy », in Tracés, n° 20, octobre 2005, p. 32. 2. Ibidem. 3. Lettre citée par Daniel de Roulet et parue dans Le Corbusier, Choix de lettres, sélection, introduction et notes de Jean Jenger, Bâle, Birkhaüser, 2002. 4. Ibidem. 2 antisémitisme. Parlant de la Chaux-‐de-‐Fonds, sa ville natale, Le Corbusier avait écrit en juin 1914 : “Le petit juif sera bien un jour dominé (je dis petit juif, parce qu’ici ils commandent, ils pétaradent et font la roue et que leurs papas ont à peu près absorbé toute l’industrie locale)…”5 ». Toujours en avance sur son temps, et dès 1913, Le Corbusier vomissait déjà sa haine : « Ces Juifs, cauteleux au fond de leur race, attendent6. » Plus tard, exactement le 1er octobre 1940, deux jours avant le vote du statut des juifs, dans une lettre à sa mère, il écrit : « Les juifs passent un sale moment. J’en suis parfois contrit. Mais il apparaît que leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays. » Le Corbusier, humaniste… Après ces quelques propos maintenant connus de tous, ou à peu près, on comprendra d’autant plus mal les difficultés de certains à apprécier Le Corbusier à sa juste valeur, à l’instar des propos de Roland Castro mis en ligne sur son site personnel7. D’une certaine façon, par la teneur de ses propres propos, Roland Castro nous renseigne aussi sur les liens qu’entretiennent nombre d’architectes avec le Père fondateur de la Horde de ces mêmes architectes. Donc, selon Castro, « Le Corbusier n’a pas rencontré Freud ». Ce qui est, bien sûr, historiquement exact. Et, qu’on le sache, Castro non plus n’a pas rencontré Le Corbusier, ni Freud d’ailleurs. Mais cela n’empêche pas notre ex-‐présidentiable (candidat malheureux en 2007) de proposer une lecture bien à lui de cette époque, soit de la période de Vichy qui, on le sait, est restée si longtemps refoulée. « Il y a, avance ainsi bien imprudemment Roland Castro, l’histoire de son adhésion à une société de gymnastique préfasciste [on est déjà là dans l’approximation historique…]. Il y a d’autres histoires de rencontre avec le despotisme, dont celle, honteuse, avec Pétain. Mais ce procès-‐là, affirme R. Castro, ne sert à rien [sic] au regard des faits dans l’œuvre et dans la pensée de cet immense artiste, faits qui tous prouvent qu’il n’a pour le moins rien compris à ce qui aujourd’hui nimbe notre modernité démocratique, le discours analytique. » Ainsi, la grande erreur commise par Le Corbusier n’aurait pas été d’ordre politique mais d’ordre analytique. Son erreur, son unique erreur, mais fatale erreur aura été de ne pas avoir rencontré les Surréalistes, Freud, et bien sûr l’Inconscient… Roland Castro qui a, lui, longtemps cherché au moyen du moelleux divan à retrouver le fil de sa vie politique (rappelons-‐le lui, il fut en boucle : stalinien tendance italienne, maoïste tendance « spontex », socialiste tendance Mitterrand, et actuellement et à nouveau néo-‐ stalinien), ne se pose bien sûr pas la question de savoir à quoi serait dû ce raté pour le moins funeste chez Le Corbusier. Selon Castro, l’« immense artiste » n’a tout simplement pas vu ce qui est difficilement visible, car « au pays du livre, le visible est majoritairement censuré ». Roland Castro n’a donc pas « vu » – la censure se déplace du Corbu à Castro –, lui aussi, lui non plus, chez l’« immense artiste », cette volonté d’une 5. Cité par Daniel de Roulet, lettre extraite de : Jean Jenger, Choix de lettres, op. cit. Pour la dernière citation de Le Corbusier, se reporter à Le Corbusier, Lettres à Auguste Perret (édition établie, présentée et annotée par Marie-‐Jeanne Dumont), Paris, Le Linteau, 2002, p. 104. 6. Ibidem, p. 85. 7. www.castrodenissof.com (consulté en avril 2006). 3 destruction programmée de la ville ancienne, de ses rues, de son histoire par le moyen de ses propres et sinistres projets explicitement annoncés et théorisés dans la plupart de ses livres. Roland Castro ne peut voir, lui effectivement, que pour Le Corbusier, la ville à venir – « la ville radieuse » – a succombé au procès de rationalisation technique le plus dur et le plus puissant ne laissant aucune place à une quelconque poétique, ni au sublime, ni à des structures plastiques non uniformisées, et encore moins à une transcendance esthétique. La rencontre qui n’a pas eu lieu n’est donc pas – si l’on peut dire – le fruit du hasard. La réponse est beaucoup plus simple mais sans doute impossible pour beaucoup d’architectes dont R. Castro. Elle ne pouvait tout simplement avoir lieu entre un Le Corbusier perclus d’hygiénisme, d’a priori idéologiques (son antisémitisme avéré, son pro-‐vichysme avéré, son pro-‐hitlérisme avéré) et la pointe avancée des opposants directs à ces idéologies de la barbarie montante : Freud, les Surréalistes. Roland Castro regrette que la rencontre n’ait pas eu lieu ; nous, nous dirions qu’elle ne devait pas avoir lieu, qu’elle ne pouvait avoir lieu et même qu’elle ne devait pas avoir lieu. Ranimer la flamme d’un soldat mal connu de la Révolution Architecturale… Des antécédents idéologiques lointains À la fin des années soixante-‐dix, les revues Architectes8 et Architecture Mouvement Continuité (AMC)9 consacrèrent à plusieurs reprises des dossiers sur la vie ou plus exactement sur les vies de Le Corbusier. Grâce à ces revues, nous l’apprenions avec intérêt, Le Corbusier avait ainsi eu – nous disait-‐on – plusieurs vies, différentes conceptions de l’architecture et de l’urbanisme, et même diverses opinions sur le monde. Et cette « démonstration » se faisait grâce, encore une fois, à la mise en place organisée d’une chronologie efficace privilégiant les années dites de jeunesse. La question que je pose est alors la suivante : pourquoi ces revues se sont-‐elles intéressées aux seules premières années de l’activité de l’architecte, soit les années 1910-‐1934 ? Une réponse nous est donnée par Jacques Lucan. « Revenir donc au Le Corbusier des années vingt signifierait, pour nous, questionner une production où, d’une part, les objectifs des projets se transforment, et où, d’autre part, ces projets jouent sur, et jouent de la transformation de leur espace d’inscription. Qu’advient-‐il alors, sinon l’émergence d’un travail architectural qui répond d’une uploads/Ingenierie_Lourd/ le-corbusier-politique.pdf
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- Publié le Fev 22, 2022
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