1 Lieuxdits#9 : Sérendipité CONCEVOIR UN PROJET D'ARCHITECTURE : CALMER LES CER

1 Lieuxdits#9 : Sérendipité CONCEVOIR UN PROJET D'ARCHITECTURE : CALMER LES CERTITUDES, GÉRER L'INCERTITUDE Auteur : Damien CLAEYS Architecte, Docteur en art de bâtir et urbanisme, Chargé de cours Faculté d'architecture, d'ingénierie architecturale, d'urbanisme (UCL) damien.claeys@uclouvain.be Résumé : Pour produire un projet d'architecture, un architecte élabore un processus de conception au cours duquel il opère mentalement à plusieurs reprises sur un modèle jusqu'à proposer une solution parmi d'autres possibles. Ce processus de projetation n'est pas linéaire, il est plutôt circulaire, itératif, réflexif et il passe alternativement par des phases de convergence et de divergence avant d'aboutir à une solution. Dans une certaine mesure, tout processus de conception d'un projet d'architecture est donc hasardeux et les aléas rencontrés sont autant d'occasions d'enrichir ce dernier. Le concepteur qui remet en cause ses certitudes et qui accepte/intègre cette part d'incertitude augmente ces capacités de conception. Un esprit bien préparé est capable de tirer parti des aléas d'un processus, au point, de provoquer ceux-ci en utilisant des méthodes men- tales et/ou des dispositifs physiques précis. Alors, comment favoriser ces circonstances hasardeuses, comment réunir les conditions nécessaires pour faire émerger des faits surprenants, comment en tirer parti ? Mots-clés : architecture, sérendipité, hasard, aléatoire, chance, conception, projet Pour produire un projet d'architecture, un architecte initie un processus de conception au cours du- quel il opère mentalement à plusieurs reprises sur un modèle jusqu'à proposer une solution satisfai- sante parmi d'autres possibles. À défaut d'être linéaire, ce processus est plutôt circulaire, itératif et réflexif, passant alternativement par des phases de convergence et de divergence avant d'aboutir à une solution1. Si un modèle architectural Mi est une image mentale à un instant donné du projet d'architecture en cours de conception et si une opération architecturale Oi est un acte cognitif capable d'actualiser ce modèle, alors un processus de conception est modélisable, de manière déterministe, comme une succession linéaire d'occurrences du modèle Mi rythmées par un nombre déterminé d'opérations Oi (cf. figure 1). Démiurge en puissance, tout concepteur a déjà caressé l'espoir de découvrir la chaîne causale parfaite dans laquelle chaque opération s'enchaîne parfaitement et aboutit inévitablement à la production d'un projet d'architecture tout aussi parfait. Cependant, une chaîne causale simple ne prend pas en compte l'incertitude inhérente à la complexi- té de tout processus de projetation. Le processus est constamment affecté par l'irruption du hasard 1 Damien Claeys, Architecture & complexité : Un modèle systémique du processus de (co)conception qui vise l'architecture, Thèse de doctorat de l'Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain, 2013, 445pp. Lieuxdits#9 : Sérendipité 2 correspondant à l'introduction d'une donnée qui met en difficulté l'explication causale linéaire et qui réoriente soudainement le processus. Autrement dit, le concepteur a défini un domaine des données prises en compte dans l'élaboration du modèle Mi et une donnée du problème dont il n'avait pas tenu compte surgit accidentellement dans le processus, ce qui l'oblige à réévaluer le projet à l'aide d'un autre modèle M'i (cf. figure 2). Figure 1 – Processus linéaire. Figure 2 – Réorientation du processus. Triple incertitude L'incertitude inhérente à tout processus complexe de projetation est au moins triple2. En effet, le concepteur souffre de trois limites cognitives interagissantes, autant de sources d'incertitude : l'incomplétude, l'autoréférence et l'indétermination (cf. figure 3). Premièrement, tout concepteur conçoit son projet d'architecture en étant conscient de le concevoir sans pour autant être capable de comprendre comment il possède cette habilité cognitive. L'incom- plétude est l'incertitude due à l'impossibilité qu'a le concepteur de connaître sa propre structure ontologique. Deuxièmement, dans une situation identique, des concepteurs différents projettent des représentations différentes en fonction des significations qu'ils ont expérimentées au cours de leur vie. L'autoréférence est l'incertitude associée à la structure unique de l'autoréférentiel du concep- teur. Troisièmement, le concepteur est dans l'incapacité de connaître en une fois toutes les données d'un projet, il doit en choisir certaines au détriment d'autres. Il les sélectionne et il leurs donne un ordre. Corollairement, les données non prises en compte forment alors un désordre, un incubateur potentiel d'incertitude. L'indétermination est l'incertitude liée aux limites subjectives du domaine des données prises en compte par le concepteur. Figure 3 – Triple incertitude : incomplétude, autoréférence et indétermination. 2 Cette triple incertitude vient respectivement : (1) du théorème d'incomplétude de Kurt Gödel (1930) ; (2) de la théorie des systèmes auto-poïétiques de Humberto Maturana et Francisco J. Varela (1972) ; (3) du théorème d'indétermination de Werner Heisenberg (1927). Ces trois incertitudes sont notamment liées par l'outil trialectique dans : Gérard Gigand, Se cultiver en complexité : La trialectique, un outil transdisciplinaire, Lyon : Chroniques sociales, 2010. CALMER LES CERTITUDES, GÉRER L'INCERTITUDE 3 Cette triple incertitude montre que tout projet d'architecture est perfectible, ce qui rend tout pro- cessus de projetation passionnant puisque toute solution est partiellement imprévisible. Le concep- teur qui accepte et intègre cette triple part d'incertitude augmente donc ces capacités de concep- tion. Un esprit bien préparé est capable de tirer parti des aléas qui enrichissent le processus, au point, de provoquer ceux-ci en utilisant des méthodes mentales et/ou des dispositifs physiques pré- cis. Hasard subi ou provoqué En général, le hasard est suspect aux yeux de l'analyse scientifique. Pourtant, cette notion porteuse d'ambiguïté devient un concept opératoire lorsque l'aléatoire est mobilisé avec des méthodes pré- cises au sein de contextes déterminés. D'un côté, le mot hasard est synonyme de chance et il vient du mot arabe az-zahr (le coup de dés). Dans ce cas, le scientifique atteint un objectif intéressant, alors qu'au même moment, il en poursuit un tout à fait différent. Une fin est alors atteinte sans avoir été l'une des causes immanentes de l'ef- fet produit. Un concepteur découvre par accident, en tout ou en partie, un projet d'architecture au potentiel élevé, alors qu'il tentait d'en révéler un autre. Heureuse ou non, la chance est une pertur- bation du processus de conception engagé, par un événement extérieur inattendu ou par un résultat imprévu issu d'une opération du concepteur sur le modèle. De l'autre, le concept de hasard est lié à l'aléatoire, du mot latin alea (le dé, l'incertitude et le risque). Dans ce cas, le scientifique connaît les événements qui peuvent se produire, mais il ne peut appré- hender la totalité des conditions qui font que cet événement a parfois lieu. L'aléatoire est exprimé avec des probabilités : un événement produit dans certaines conditions connues se manifeste avec une certaine fréquence sous la forme d'une occurrence. Une fin est atteinte en étant une des nom- breuses causes immanentes de l'effet produit. L'événement aléatoire est l'effet sur le processus en- gagé d'une cause connue parmi d'autres possibles. Dans les limites des connaissances actuelles du concepteur, de nombreuses possibilités existent et le concepteur ne peut simplement pas prédire laquelle sera réalisée. Dans une situation complexe de conception telle que celle de la projetation, l'aléa est un phénomène dont le concepteur peut prédire le comportement, mais qu'en pratique il en est incapable parce qu'il lui est impossible de faire tous les calculs nécessaires dans un temps relati- vement court. De la distinction entre la chance et l'aléatoire, le hasard peut être subi ou provoqué par le concep- teur. S'il subit la chance, il est un simple observateur aux prises avec un vrai hasard. Tandis, que s'il provoque l'aléatoire, il est un acteur qui utilise un pseudo hasard comme outil de prise de décision. L'habilité du concepteur est alors essentielle. Externe au processus de conception ou introduit inconsciemment, le hasard subi est un accident, inexplicable, inattendu et fortuit, qui peut également provenir d'une erreur de jugement ou d'une maladresse, qui relance le processus de conception sans que le concepteur puisse en être tenu res- ponsable (en bien ou en mal). Interne au processus parce qu'utilisé inconsciemment, le hasard provoqué est un outil mobilisé par le concepteur pour orienter le processus de conception dans des voies inédites en rendant opération- nelle l'incertitude. Dans ce cas, le concepteur invite un événement, incontrôlable pour lui, à interve- nir dans le processus de conception en cours, bien que cet événement reste une des nombreuses combinaisons possibles mais néanmoins limitées dans un système donné. Le concepteur définit lui - Lieuxdits#9 : Sérendipité 4 même le degré de liberté d'apparition de cet événement. Il définit les limites du domaine de solu- tions sans pouvoir dire quelle solution sera choisie. Pseudo hasard et art génératif Mais comment créer une situation qui permette l'émergence de circonstances hasardeuses perti- nentes ? Comment offrir au concepteur des occasions de se saisir de choses qu'il n'attendait pas pour réorienter un processus de projetation ? De manière générale, de nombreuses utilisations intentionnelles de pseudo hasard existent en art et elles fournissent des pistes intéressantes aux architectes. Au XVIIIe siècle, Wolfgang A. Mozart met au point, par exemple, un jeu de dé musical dans lequel, les résultats successifs obtenus en lançant un dé, interprétés par le joueur à l'aide d'une table numérique, génèrent aléatoirement une composi- tion musicale. En interprétant de manière abstraite les sujets représentés, Vassily Kandinsky réalise des Improvisations (1910) pour traduire picturalement ses uploads/Ingenierie_Lourd/ lieuxdits9-serendipite.pdf

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