PhænEx 9, n° 2 (automne/hiver 2014) : 166-176 © 2014 Jérôme Melançon La praxie,

PhænEx 9, n° 2 (automne/hiver 2014) : 166-176 © 2014 Jérôme Melançon La praxie, l’expression et la pratique de l’écriture Note de lecture autour de : Maurice Merleau-Ponty, Le monde sensible et le monde de l’expression. Cours au Collège de France, 1953 et Recherches sur l’usage littéraire du langage. Cours au Collège de France, 1953, Genève, Métispresses, 2011 et 2013, 223 et 250 pages JÉRÔME MELANÇON Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Maurice Merleau- Ponty résuma l’évolution du bergsonisme comme « le passage d’une philosophie de l’impression à une philosophie de l’expression » (Merleau- Ponty, Éloge 27). À partir de Bergson, Merleau-Ponty glisse doucement vers ses propres positions, qu’il commence tout juste à esquisser. Il présente déjà l’expression comme le fond sur lequel le langage fait figure, mais aussi comme l’un des mouvements par lesquels nous échangeons avec le monde pour approfondir nos rapports à tout ce à quoi nous participons — nous-mêmes, les autres, les choses, la vérité, l’être même. En 1953, ce passage de l’impression à l’expression est le sujet de préoccupation central de Merleau-Ponty. Depuis 1950, il travaille à un projet qui porta les titres La prose du monde et L’origine de la vérité. Ce projet devait reprendre certains éléments de la philosophie de la perception déjà élaborés dans ses thèses, mais en donnant une plus grande part à l’expression et au langage et ce, afin d’ouvrir sur la manière dont la créativité est au centre de tous nos rapports. Ses deux premiers cours au Collège de France, donnés en 1952-1953 et dont les notes sont désormais disponibles, participent à ce projet. L’enseignement de Merleau-Ponty s’y divisait en deux cours parallèles, comme il était d’usage au Collège de France : le cours du lundi portait sur ses Recherches sur l’usage littéraire du langage, tandis que celui du jeudi s’intitulait Le monde sensible et le monde de l’expression. Les idées et pistes explorées lors de ces cours, telles que ses notes les indiquent, méritent d’être étudiées pour elles- mêmes : elles présentent la littérature comme une modalité de l’expression, qui sublime et continue la dimension pratique de notre existence. - 167 - Jérôme Melançon Cependant, Merleau-Ponty ne publia pas de textes s’inspirant de ces travaux qui se trouvent ainsi inachevés et abandonnés. Il se tourna plutôt vers la politique et l’histoire, transformant à nouveau son projet philosophique pour prendre comme point de départ la dialectique propre à la pensée, puis la nature. Ses cours de 1953 apparaissent ainsi comme une étape transitoire pour Merleau-Ponty, en ce qu’ils offrent une relecture des travaux de ses deux thèses (La structure du comportement et Phénoménologie de la perception) et qu’ils ouvrent une nouvelle direction pour la pensée, mais aussi en ce qu’ils laisseront place à une nouvelle relecture dès 1956, avec les cours sur l’hyperdialectique et la nature. Par conséquent, l’étude de ces notes de cours doit commencer par une prise de position face au texte, à son édition et à sa présentation. Cette position doit tout d’abord être développée en relation à un genre d’écriture — les notes de cours — qui gagne en popularité chez les lecteurs assidus de professeurs disparus, mais qui remonte à l’édition des notes d’Aristote en ouvrages complets. À la lecture de ces notes, nous nous trouvons devant un Merleau-Ponty qui monologue afin de se préparer à parler à d’autres de vive voix. Les documents que nous possédons n’indiquent pas comment les notes furent utilisées par leur auteur pour construire une leçon orale, ni quelle fut la réaction du public (que nous savons cependant assez vaste pour combler la salle de cours) ou celle de Merleau-Ponty à la réception de son enseignement. Ces notes sont donc partielles. Elles sont allusives, parlantes pour Merleau-Ponty, mais parfois énigmatiques pour nous : elles préfigurent un discours qui ne sera pas complété. Néanmoins, elles sont aussi parlantes pour le lecteur1, qui tente tant bien que mal de suivre leur déroulement à l’intérieur d’une leçon comme d’une leçon à l’autre — comme il le ferait d’ailleurs pour tout texte. En anticipant les conclusions qui seront présentées plus bas, nous suggérons que ces notes de cours représentent à l’état brut la capacité qu’a l’écrivain de s’immiscer en son lecteur et de lui offrir une réponse aux questions et aux recherches qui lui sont propres en en appelant à sa liberté, à sa capacité d’expression et à son rapport au monde. Ensuite, cette position doit être développée en relation à la présentation de ces notes. Chacun des deux cours est présenté suivant une trame interprétative qui lui est propre. Emmanuel de Saint Aubert, déjà connu pour ses travaux d’une rigueur incontestée et d’une créativité toujours étonnante sur l’ensemble des inédits ainsi que sur les textes que Merleau-Ponty publia, offre dans son avant-propos au Monde sensible une trame interprétative axée autour de la chair. Saint Aubert présente un Merleau-Ponty qui répond aux critiques qui lui furent adressées par Jean 1 Nous conservons le masculin pour les deux termes, marquant ainsi notre propre position en tant que lecteur en relation à Merleau-Ponty en tant qu’auteur. - 168 - PhænEx Hyppolite et Jean Beaufret en 1946, et qui ébauche par ailleurs ses propres critiques face à la Phénoménologie de la perception. Ces critiques ont trait à la distance entre les descriptions phénoménologiques et les conséquences ontologiques qu’en tire Merleau-Ponty2. La première leçon de ce cours apparaît alors comme le négatif de l’Éloge de la philosophie qui présente de manière positive les recherches accomplies par Merleau- Ponty ainsi que les traditions et les résultats auxquels il compte arrimer ses recherches à venir. Les trois moments principaux de ce cours sont ainsi autant de reprises de ce qui demeure valide dans la Phénoménologie de la perception : « la vision en profondeur, la perception du mouvement et le schéma corporel. » (Saint Aubert, « Conscience » 10) Cette reprise cherche à imbriquer ces notions de telle sorte à avancer toujours davantage dans les profondeurs du monde, du corps et de la culture. Il vise ainsi à une « refonte de la notion de conscience. » (11) Une avancée majeure de Merleau-Ponty dans ce cours, en comparaison avec son traitement antérieur de la psychanalyse, est de parler de l’expression comme projection anthropologique, où nous voyons sur les choses ce qui est notre propre expression. En distinction par rapport à la projection géométrique, il s’agit d’une projection proche du sens psychanalytique, ouvrant par ailleurs sur une réinterprétation et de l’expression, et de la psychanalyse. Saint Aubert insiste par conséquent sur la redéfinition de l’inconscient freudien comme conscience perceptive. Conscience de la figure et du fond, elle est ambiguë : le fond n’est pas connu, mais sa conscience appartient à la relation à la figure; il est ignoré activement, frôlé, éludé (34). Saint Aubert montre aussi l’émergence du thème de l’écart, lié aux autres thèmes du niveau, de la dimension, de la modulation ainsi qu’au jeu entre la distance et la proximité qui ne sont jamais complètes, et qui font que la perception et l’expression sont vies du monde et non possessions du monde (16). De cette manière, il offre un tableau convaincant de la tentative merleau-pontyenne pour repenser, dès son premier cours au Collège de France et la perception, et l’union de l’âme et du corps, jusqu’au concept même de conscience. Au fil de ses explications, Saint Aubert, tout en renvoyant à ses propres travaux, donne une trame charnelle qui marque en détail le moment où Merleau-Ponty retourne à ses recherches passées afin de les reprendre dans une direction infléchie. La chair est présente dès la seconde page du texte liminaire de Saint Aubert; l’empiétement, « le mélange qui caractérise le charnel » (26; cf. Saint Aubert, Du lien des êtres), apparaît à 2 Cependant, nous pourrions aussi croire que la réponse à Hyppolite et à Beaufret tient au souci de Merleau-Ponty de se faire bien comprendre et à son sentiment d’avoir été mal compris (cf. surtout Monde sensible 46). - 169 - Jérôme Melançon mi-chemin; et le désir conclut l’avant-propos (Saint Aubert, « Conscience » 37; cf. Saint Aubert, Être et chair). Il demeure ainsi au plus près du projet de Merleau-Ponty, tout en laissant de côté une bonne part de ce qu’a aussi fait Merleau-Ponty en chemin (mais suivant en cela Merleau-Ponty). Il voit l’émergence du thème du désir, même si la signification de ce thème ne vient que de l’importance qu’il prendra plus tard. Nous sentons bien que Merleau-Ponty parle, sollicite, éveille en lui une complicité, pour reprendre le résumé que Saint Aubert présente du rapport qu’établit Merleau-Ponty entre la conscience perceptive et le monde perçu (Saint Aubert, « Conscience » 36). Benedetta Zaccarello, dans son avant-propos aux Recherches sur l’usage littéraire du langage, offre une seconde trame, dialogique cette fois, qui montre un Merleau-Ponty répondant à Sartre, Blanchot et Parain, ainsi qu’à Valéry et Stendhal qu’il étudie, trame entièrement axée sur l’écriture, au détriment des autres problèmes soulevés dans le cours. Comme elle le suggère, Merleau-Ponty entend bien parler de l’écriture comme usage uploads/Ingenierie_Lourd/ maurice-merleau-ponty-le-monde-sensible-et-le-mond.pdf

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