Adrien GODART, « La lecture directe. Conférence pédagogique du 27 novembre 1902

Adrien GODART, « La lecture directe. Conférence pédagogique du 27 novembre 1902 à Nancy », Revue de l’Enseignement des Langues Vivantes, n° 11, janvier 1903, pp. 471-486. « LA LECTURE DIRECTE » Un des problèmes les plus importants que pose la pratique de la méthode directe est son application à la lecture des textes. C’est en effet par la lecture que cette méthode, jusqu’à présent confinée dans le première période (i.e. dans les deux premières années d’enseignement : classes de 6e et 5e) va pouvoir se prolonger dans les classes supérieures, d’où elle était éliminée par la méthode de la traduction. Il y avait, en ces dernières années, un abîme profond entre la période imitative des débuts et la période de pure traduction de la fin. Grâce à la transformation des épreuves du baccalauréat, cette solution de continuité n’existe plus, et l’unité de la méthode est désormais assurée à travers toute la série des classes. Sa réalisation première, dans la période initiale, qui est surtout orale et mécanique, est la mé- thode intuitive. Sa deuxième forme est la lecture, qui à partir de la 4e, devient le centre de l’enseignement. C’est de la réalité ambiante, matérielle ou figurée, que l’élève tirait en 6e et 5e les matériaux de son langage ; c’est du livre qu’il va désormais les extraire. L’observation des objets ou de leur représentation, la vue des gestes accomplis devant lui ou des actes des per- sonnages figurés, suffisait jusqu’à présent à créer tout son vocabulaire. C’est dans les textes imprimés qu’il va maintenant le puiser. À l’Anschauungsmethode [méthode intuitive] se substi- tue ainsi une Lesebuchmethode [méthode par la lecture] directe, mieux appropriée à son de- gré d’intelligence. C’est cette méthode de lecture directe que je voudrais essayer de préciser, en en exposant successivement les principes généraux, l’application intégrale dans une classe moyenne et les atténuations dans une classe de grammaire. Pour rendre le maniement de cette méthode aussi souple que possible, il importe tout d’abord d’en déterminer exactement les principes. Une méthode se définit plus efficacement par le but qu’elle se propose d’atteindre que par les moyens qu’elle emploie. C’est plutôt une tendance qu’un recueil de prescriptions fixes. Quel est donc le but que la méthode directe as- signe à la lecture ? C’est d’être elle-même une lecture directe. L’idéal est d’amener l’élève à comprendre un texte en langue étrangère, directement, c’est-à-dire sans le secours de la langue maternelle. L’élève, formé par la méthode constructive, a besoin, pour découvrir le sens d’un texte, de le transposer en français. Lors même que le vocabulaire lui en est familier, l’ensemble lui reste obscur et ne s’éclaire que progressivement par une traduction minutieuse. La lecture directe le dispense de cette opération, en lui donnant la révélation immédiate du sens du passage. D’un coup d’œil, il embrasse la phrase lue, ou plutôt, il cesse de la voir, pour l’entendre. Même s’il ignore certains mots, il a, dès le premier instant, la perception plus ou moins claire du sens général et de l’ordonnance de l’ensemble. Il est dans la situation de quelqu’un qui comprend une phrase prononcée en langue étrangère, sans être en état de la reconstituer dans le détail et sans avoir une notion nette des éléments qui la composent. Au travail analytique et lent de la lecture grammaticale, la lecture directe substitue ainsi une im- pression synthétique et instantanée. Adrien Godart : « La lecture directe » http://www.christianpuren.com/Page 2 sur 11 Dans cette définition même de la lecture directe se déduit le principe de son emploi. Dès lors qu’elle consiste essentiellement à comprendre un texte sans l’intermédiaire de la langue maternelle, la méthode qui y conduira le plus sûrement l’élève consistera nécessaire- ment dans la suppression méthodique de cette même langue. Dès le début, l’élève sera donc exercé à lire sans l’intermédiaire d’une traduction, et, dès la première séance de lecture, nous nous imposerons de nous passer, autant que possible, du secours du français. Opposons à cette pratique la tradition ancienne, selon laquelle la lecture était exactement calquée sur l’explication gréco-latine. On interprétait une page d’Hermann et Dorothée comme de l’Homère, du Shakespeare comme du Sophocle, et des ouvrages historiques de Schiller comme du Tite-Live. On disait aux élèves : "Vous préparerez pour la prochaine fois vingt vers ou trente lignes à la suite" et, à la classe suivante, on expédiait la tâche indiquée, littéralement d’abord, puis en ce qu’on appelait le "bon français". Quand l’élève n’avait pas préparé, on avait la ressource de lui infliger, en tâche supplémentaire, le mot à mot du passage ; ce mot à mot lui-même pouvait devenir juxtalinéaire. On finit par reconnaître les inconvénients de ce mode de lecture et, afin de mettre un peu plus de vie dans cet exercice et de le faire servir plus di- rectement à l’entraînement oral, on s’avisa d’y adjoindre un exercice de conversation : on ne se contenta plus de traduire le texte, on le parla ; on l’élabora en questions et en réponses ; on fit des rétroversions. C’était un premier progrès ; mais, au fond, la tradition restait la même, et c’était toujours la traduction qui demeurait la préoccupation dominante. Avec la lecture directe, la lecture s’affranchit résolument de la traduction. Ce n’est plus par l’intermédiaire de la langue maternelle que l’élève arrive à l’intelligence du texte, mais par l’élaboration de ce texte dans la langue enseignée. La traduction cesse d’être une fin en soi, pour n’être plus qu’un simple procédé de contrôle, qu’un moyen rapide de nous assurer qu’à la rigueur l’élève pourrait s’en passer. Et encore n’intervient-elle qu’exceptionnellement ; car, si c’est directement, par la conversation, que nous amenons l’élève à la compréhension du texte, c’est directement aussi que nous constatons s’il a compris, en lui posant des questions telles que la simple réponse nous renseigne sur l’efficacité de nos explications. Loin donc d’être in- dispensable, la traduction tend à se supprimer d’elle-même : et, à sa place, comme opération initiale, intervient la conversation dialoguée, qui, dans la méthode classique, n’apparaissait que comme un prolongement, un luxe accessoire ; si bien qu’en dernière analyse il y a complet renversement des termes qui constituera le travail de la lecture et, à la limite, élimination du second. Mais pour que cette substitution de la conversation dialoguée à la traduction comme moyen d’acquisition soit possible, il faut que l’élève dispose déjà d’un certain acquis. Le texte nouveau, non expliqué, est pour lui quelque chose d’informe et d’inerte, comme une masse compacte et sans transparence. Pour éclairer cette masse, il faut que nous ayons préalable- ment initié l’élève au maniement de l’instrument dont nous allons nous servir. C’est, en effet, parce qu’il comprend dans une certaine mesure la langue étrangère et qu’il sait un peu s’exprimer, que nous pouvons lui apprendre à lire. Et voilà pourquoi la lecture n’intervient et ne prend toute sa valeur qu’au cours de la seconde période [i.e. dans les classes de 4e et 3e]. Il serait non pas difficile, mais entièrement impossible de commencer plus tôt. La lecture, pour être pratiquée selon la méthode directe, suppose que l’élève a traversé la période d’intuition. De là vient que les nouveaux venus, qui nous arrivent sans cette première initiation, sont comme noyés et reprennent si difficilement pied. Au sortir de cette première période, si impor- tante, l’élève est déjà pourvu d’un vocabulaire concret, qu’il sait faire vivre, mettre en mouve- ment, organiser en petites phrases, de même qu’il est apte à comprendre les explications fa- ciles données en langue étrangère. C’est tout cet acquis que la lecture va utiliser. Du connu oral, nous allons l’élever à l’inconnu imprimé. Notre tâche sera, par suite, comparable à celle du professeur des classes enfantines et consistera à expliquer une page d’allemand ou d’anglais, tout comme notre collègue expliquerait un texte français à des enfants de sept ans. Mais, peu à peu, cette explication s’élèvera : le débrouillage pénible des débuts deviendra une lecture de plus en plus courante et tendra dans la dernière période à devenir l’équivalent en Adrien Godart : « La lecture directe » http://www.christianpuren.com/Page 3 sur 11 langue étrangère du commentaire que le professeur de lettres fait d’une page de français mo- derne. C’est là sans doute un idéal encore bien lointain. Recherchons par quels moyens pra- tiques nous aurons le plus de chances d’y atteindre. Pour rendre cet exposé aussi précis que possible, il convient de l’appliquer à un texte déterminé. J’emprunte à un Lesebuch [livre de lecture] d’école primaire la légende populaire suivante, qu’il s’agit d’expliquer par la lecture directe à des élèves de quatrième. La sœur fidèle et sa lampe1 Sur le rivage d’une petite île de la mer du Nord une jeune fille vivait toute seule dans une cabane. Son père et sa mère étaient morts, et son frère était parti loin en mer. Le cœur plein de Sehnsucht, elle se souvenait de ses parents disparus et de son frère absent en atten- dant ardemment son retour. Lorsque le frère avait pris congé d’elle, elle lui avait promis de placer uploads/Litterature/ 042-godart-1902-lecture-directe-1903.pdf

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