1 Rétif de la Bretonne, graveur d’instants* Au XVIIIe siècle, la pratique du jo
1 Rétif de la Bretonne, graveur d’instants* Au XVIIIe siècle, la pratique du journal existait, mais son « intimité » restait à inventer. Les métamorphoses du journal de Rétif de la Bretonne (1734-1806) tracent l’un des chemins de cette invention. Le récit que je vais en faire doit beaucoup, et même presque tout, aux recherches de Pierre Testud. Ma tâche sera de les condenser et de les diffuser en-dehors de l’univers immense mais clos des études rétiviennes. Rares sont ceux qui ont lu le journal de Rétif. Il est resté longtemps difficilement accessible : pour la partie 1779-87, une édition en 1889, avec un reprint en 1980 ; une seconde partie, 1787-1796, récemment retrouvée, a été intégrée par Pierre Testud dans une édition scientifique qui couvre pour l’instant la période 1779-1789 – c’est à cette édition que je renverrai. Mais surtout, du fait même de son intimité, il est souvent difficile à comprendre. Pourtant son histoire est passionnante. Elle comporte trois étapes. Voici le scénario. Première étape : de sa jeunesse à sa maturité, jusqu’en 1785 (il a alors 51 ans), Rétif note, sur des cahiers d’abord, puis de 1779 à 1785, sur les murs de l’Île Saint-Louis, les « dates » de faits mémorables dont il souhaite pouvoir fêter l’anniversaire, sorte de liturgie intime destinée à exorciser la mort. Seconde étape : entre le 1er septembre et le 4 novembre 1785, en deux mois, il relève et glose sur papier toutes les « dates » inscrites sur l’Île Saint-Louis ; ce texte, qui n’est pas un journal, mais l’autobiographie des dates et du dateur, était destiné à servir d’annexe à Monsieur Nicolas, son autobiographie en cours de rédaction. Troisième étape : le 5 novembre 1785, l’autobiographie des dates ayant rejoint le présent, le texte de Rétif se transforme en un journal quotidien, à lui seul destiné, en somme un journal intime, qu’il tiendra sans doute jusqu’à sa mort. Les dates (jusqu’au 4 novembre 1785) Depuis son enfance, Rétif a eu la passion des « dates » et des anniversaires, passion qui, comme sa manie d’écrire, est une réaction à l’angoisse de l’origine et de la mort. Il s’agit de quadriller le temps, de l’enserrer, à partir du présent, dans une grille qui l’étende progressivement en amont et en aval et qui éloigne le vide d’où sort notre vie et où elle s’évanouira. Dates et graphomanie sont deux aspects d’une même conduite. La date est une écriture qui signifie le présent de deux manières : comme trace (inscription faite le jour même – une date recopiée n’est plus qu’un ersatz) et comme message (mention du jour, identification de l’événement mémorable). Toute date en appelle une autre, une suite d’autres : l’écriture de ses relectures. Très tôt, Rétif a tenu des cahiers qui lui servaient à la fois à fixer ses compositions littéraires et à noter ses dates, les deux choses étant liées, puisque ses compositions étaient souvent commémoratives. Aucun de ces cahiers n’est parvenu jusqu’à nous. Rétif les avait auprès de lui lorsqu’il composait Monsieur Nicolas (de 1783 à 1785 pour l’essentiel, puis jusqu’en 1794), sauf certains passages de ses cahiers des années 1753-1754 qui auraient été surpris et détruits par sa belle-mère. Nous en sommes donc réduits à croire Rétif, ce qui est peut-être hasardeux, Monsieur Nicolas étant une autobiographie… largement brodée et fantasmée. Faisons-lui néanmoins crédit lorsque, appuyant son récit sur ses cahiers, il donne des éléments de description de ceux-ci. Pierre Testud a fait un relevé systématique de ces mentions, travail en quelque sorte archéologique, pour imaginer ce que pouvaient être ces fameux cahiers, que Rétif nommait simplement « Codex » au moment où il * Publication originale dans Métamorphoses du journal personnel, Catherine Viollet et Marie- Françoise Lemonnier-Delpy éd., Louvain-la-Neuve (Belgique), Academia Bruylant, 2006, p. 11-28. Titre original : « Archéologie de l’intime. Rétif de la Bretonne et son journal ». 2 les écrivait, mais qu’il rebaptise « Memoranda » quand il les utilise comme source dans son autobiographie. Je résume. Cahiers « d’étude », remontant à 1749, cahiers de poésie (Carmina) à partir de 1752, où les poèmes (autobiographiques) sont accompagnés de notes précisant ses états d’âme, donnant des détails anecdotiques, marquant des dates anniversaires. Les renvois aux cahiers sont fréquents dans Monsieur Nicolas pour les années 1752-1760, et, pour certains épisodes (ses relations avec Rose Lambelin en 1755), Rétif semble s’appuyer sur des notations quotidiennes. Ensuite, ces renvois s’estompent. Rétif renonce à la poésie en 1760, il traverse des « années de mort » avant que sa pulsion créatrice ne le pousse, à partir de 1765, à écrire et publier des romans et des essais. À plusieurs reprises, il suggère qu’il a eu, depuis sa jeunesse, une activité régulière de diariste, mais presque toutes les informations semblent renvoyer à une activité irrégulière, compulsive, de notes greffées sur d’autres modes d’expression. L’idée de régularité est sans doute une reconstruction qui lui a été agréable sur le tard, quand réellement son journal est devenu autonome et régulier. Mais croyons Rétif quand il nous explique la logique des « anniversaires », dans le passage de Monsieur Nicolas que voici, écrit en 1794. Dans ces poèmes d’amour, composés à dix-sept ans, il nous suggère que la date était aussi importante que l’amour, et qu’il s’agissait moins d’obtenir des rendez-vous de ces jeunes filles (il ne leur montrait pas ses poèmes) que de se donner à lui-même des rendez-vous dans l’avenir ! Je donnai mes vers à Madelon, dès qu’ils furent copiés, c’est-à-dire le 27 novembre [1752], le lendemain du jour où je les avais finis. Je dis, en les donnant : « Vous chantez comme les fées ; je fais des vers comme je puis, et je pense comme vous m’y forcez… » Je ne sais si elle comprit parfaitement mon style provincialement oraculeux ; mais voyant un papier entre ses doigts, elle sourit et parut empressée de le lire. Il ne faut pas croire que cette pièce, de plus de cent cinquante vers, fût la seule qui m’occupât en novembre. Ma conduite m’étonne aujourd’hui ! Je travaillais à mon Séjour des Grâces, où entraient Mlles Laloge, Lalois, Dugravier, Hollier ; où devaient entrer les Éloges séparés des demoiselles Baron, Maîne Blonde, Carouge, Annette Douy, Bourdillat, Léger, Gremmeray, Nombret, Gendot, Dhall, Morillon, Meslot, Tangis, Mailly, Servigné, Marianne Roullot, Ferrand, Linard aînée, Imbert aînée, Bourdignon, [les] sœurs Duchamp, Hélène Luidivine, Valois, Laconche, Lambelin, Edmée Julien, Hérisson, Maufront, Sophie Xavagny, Drin, Goton chambrière-Hollier, Marote et Toinette… Car, en disant à toutes ces filles que je les aimais, je disais ce que je pensais ; mes déclarations, mes apostrophes admirantes, ou désireuses, étaient autant de vérités. Et si je n’avais pas sous les yeux les originaux datés, cet enchevêtrage de goûts, de passions même extrêmes, j’aurais peine à me persuader que je ne confonds pas les événements. Mais les voilà, ces antiques cahiers, depuis quarante à quarante- cinq ans dépositaires fidèles de toutes mes pensées, écrites à mesure pour moi-même, non pour tromper les autres ; je les dérobais à tout le monde, Madelon Baron exceptée, car ne m’en croyant ni amoureux, ni aimé, je lui montrais toutes mes fredaines. J’avais pour but principal de me ménager des anniversaires, goût que j’ai eu toute ma vie, et qui sera sans doute le dernier qui s’éteindra. L’avenir est pour moi un gouffre profond, effrayant, que je n’ose sonder ; mais je fais comme les gens qui craignent l’eau ; j’y jette une pierre : c’est un événement qui m’arrive actuellement ; je l’écris, puis j’ajoute : « Que penserai-je dans un an, à pareil jour, à pareille heure ?… » Cette pensée me chatouille ; j’en suis le développement toute l’année ; et comme presque tous les jours sont des anniversaires de quelque trait noté, toutes les journées amènent une jouissance nouvelle. Je me dis : « M’y voilà donc, à cet avenir dont je n’aurais osé soulever le voile, quand je l’aurais pu ! il est présent ; je le vois ; tout à l’heure il sera le passé, comme le fait qui me paraissait l’annoncer ! ». Je savoure le présent, ensuite je me reporte vers le passé ; je jouis de ce qui est comme de ce qui n’est plus ; et si mon âme est dans une disposition convenable (ce qui n’arrive pas toujours), je jette dans l’avenir une nouvelle pierre, que le fleuve du temps doit, en s’écoulant, laisser à sec à son tour… Voilà quelle est la raison de mes dates, toujours exactes dans mes cahiers, et de celles que je fais 3 encore tous les jours. Mais dans mes douze années de mort, à la fleur de mon âge, de 1755 à 1765-1766, je ne datais rien, ou peu de choses… (Monsieur Nicolas, Pléiade, I, p. 480-481) De ces cahiers, il ne nous reste rien. La situation n’est pas la même pour les inscriptions lapidaires sur les murs de l’Île Saint-Louis, qui prirent la suite des cahiers à partir de 1779-1780 : les inscriptions elles-mêmes uploads/Litterature/ 05-retif-de-la-bretonne.pdf
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- Publié le Mai 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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