Poètes du Gharb : Introduction LES HOMMES DE LETTRES DU GHARB DANS AL-MUGHRIB D

Poètes du Gharb : Introduction LES HOMMES DE LETTRES DU GHARB DANS AL-MUGHRIB D’IBN SA‘ÎD INTRODUCTION 1. Brève esquisse de la vie littéraire dans l’Occident d’al-Andalus. Le Gharb al-Andalus a partagé avec le reste de la Péninsule ibérique sous domination musulmane une histoire commune jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Cette communauté de destin sur les plans économique, politique ou social eut lieu également sur le plan artistique et plus particulièrement littéraire. Une histoire de la littérature arabe spécifique à la partie du territoire andalou, devenue le Portugal par la suite, reste à faire. Le présent travail se veut une modeste contribution à un tel projet. Une recherche approfondie doit être menée afin de mettre en lumière les particularités du patrimoine littéraire légué par les hommes de lettres nés ou ayant vécu à un moment ou à autre à Badajoz, Mertola, Silves ou Shantamariyya-t-al- Gharb. Il s’agirait, tout en reconnaissant les traits communs perceptibles dans la poésie ou la prose élaborée à Cordoue ou à Silves de prendre en considération l’ambiance sociale et culturelle particulière dans laquelle ont baigné les auteurs du Gharb. Par ailleurs, les poètes puisent leurs thèmes tout autant dans l’héritage légué par leurs prédécesseurs1 qu’en leur sensibilité personnelle2 tributaire d’un environnement humain et naturel spécifique. Le type de paysage, la couleur de la terre, la variété de la flore, le débit et la sinuosité des cours d’eau des environs de Silves ou de Mertola ont donc certainement laissé des empreintes et des nuances que nous devons déceler dans les descriptions de la nature par Ibn ‘Ammâr ou Ibn Hârûn. 1 Le «‘ilm al-shi‘r », ou art poétique comporte en effet non seulement un ensemble de règles de versification – définies par le ‘arûd- mais également de traditions rhétoriques -relevant de la balâgha- que les générations de poètes sont tenus de respecter. Cependant le talent d’un poète réside dans sa capacité à rester fidèle à l’héritage reçu sans être servile et à innover sans marquer de rupture complète avec ses aînés. 2 Le poète, sha‘ir en arabe, est étymologiquement une personne qui se distingue par une « sensibilité » exceptionnelle et une capacité particulière à rendre ce qu’il ressent dans une expression harmonieuse et ordonnée le nazm. 1 Poètes du Gharb : Introduction L’art poétique andalou a connu, comme toute forme artistique, une évolution dans ses techniques d’expression ainsi que dans ses objectifs. Il serait donc très utile de préciser, dans la mesure du possible, les raisons qui lui ont permis de se développer dans telle ou telle direction, de déterminer les causes qui ont favorisé la prédominance de tel ou tel thème et d’analyser les conditions qui ont pu présider à l’émergence de tel ou tel poète. On ne peut pas affirmer, bien sûr, que chaque panégyrique, par exemple, est totalement déterminé dans son contenu comme dans sa forme, par le contexte historique dans lequel il a été produit. Mais il est évident que même lorsqu’il tisse les mailles de son poème selon son génie propre, le poète puise ses matériaux linguistiques et thématiques dans un fonds commun né avec les premiers bardes du désert d’Arabie et progressivement enrichi par les générations successives de shu‘arâ’ . Si les querelles entre « Anciens » et « Modernes », « Orientaux » et Andalous ne doivent pas masquer les traits communs entre les uns et les autres, la négation d’une spécificité de la production poétique du Gharb serait une grossière erreur. Il est vrai, comme on ne l’a que trop répété, que toutes les régions d’al-Andalus connurent d’abord une période de fidélité voire de fascination pour les productions littéraires orientales notamment en poésie. Abû Nuwâs, al-Buhturî et surtout al-Mutanabbî étaient alors tenus pour des modèles indépassables. On considéra longtemps qu’il ne pouvait y avoir de création poétique (nazm) en dehors des règles de la qasîda antique élaborées et codifiées en Orient. Quant aux thèmes abordés au début de la conquête, nous pouvons facilement admettre qu’ils étaient imposés par la situation dans laquelle se trouvaient les premiers poètes arabes de l’époque. Ils célébraient les exploits militaires, pleuraient les héros morts au combat, exaltaient le courage des membres de la tribu engagés dans la bataille et exprimaient la nostalgie de la patrie lointaine.3Mais n’est-ce pas là justement que réside la première manifestation de l’âme andalouse ? D’abord « conquérants » et « exilés », les poètes découvriront et s’enracineront ensuite dans une contrée qu’Ibn Khafâdja déclare préférer même au Paradis Éternel : « Ô, habitants d’al-Andalus, quel bonheur pour vous d’avoir eaux, ombrages, fleuves et arbres ; le Jardin de la Félicité éternelle n’est pas ailleurs que dans votre territoire ; s’il m’était possible de choisir, c’est ce dernier que je choisirais »4. On conviendra donc que, malgré leurs efforts pour imiter leurs pairs du Mashriq, les hommes de lettres andalous exprimèrent une vision du monde unique en son genre qu’il nous appartient de découvrir et d’apprécier à sa juste valeur. C’est ce qu’ont fait al-Hidjârî ou Ibn Sa‘îd qui donnèrent à leurs anthologies des titres aussi évocateurs que al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib et al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib.5 Ces deux ouvrages constituent les meilleurs exemples de l’émergence dans la péninsule ibérique d’un « particularisme andalou » sur le plan littéraire. Mais un tel phénomène dans le 3 Comme dans ces vers que les historiens arabes citent d’al-Hakam 1er (180/796-206/822) lui-même : « j’ai uni les parties divisées de mon pays, comme celui qui unit les parties d’une broderie avec l’aiguille ; j’ai assemblé les différentes tribus depuis ma prime jeunesse. Demande si, à ma frontière, il y a un seul endroit ouvert ; Je courrai le fermer, dégainant mon épée et revêtu de ma cuirasse. Penche-toi vers les crânes qui couvrent la terre comme des calices de coloquinte, Ils te diront que dans les attaques, je ne fus pas de ceux qui s’enfuient lâchement Au contraire, j’attaquai l’épée à la main. » Cité par R. Dozy dans Histoire des Musulmans d’Espagne, Leyde, 1937, t.1, p. 307. 4 Rime âru, traduction de H. Hadjadjî dans Vie et œuvre du poète andalou Ibn Khafadja, Alger, 1982, p. 155. 5 Que l’on peut traduire ainsi : Le prolixe dans les (œuvres) extraordinaires de l’Occident, pour le premier, et L’étonnant dans les parures de l’Occident pour le second. 2 Poètes du Gharb : Introduction domaine de la culture n’a pu apparaître et s’imposer que sur les bases d’une lente transformation sociale. Celle-ci a été rendue possible par la nature de la composante ethnique du « peuple andalou ». Quelle que fut leur importance, les Berbères venus des régions du Maghreb et les Arabes arrivés à l’occasion de la conquête, renforcés par l’afflux des djund syriens et des émigrés venus d’Asie au moment de l’émirat omeyyade de Cordoue, ne constituaient qu’une minorité. Ils étaient numériquement peu nombreux, non seulement par rapport aux autochtones « chrétiens », mais surtout -et ceci est d’une importance primordiale- par rapport aux néo-musulmans que l’on désignait sous le nom de muwalladûn. Ces derniers s’étaient convertis à l’Islam afin de jouir d’un statut personnel plus avantageux que celui de dhimmî. D’autre part, les mariages avec les femmes indigènes et le jeu du walâ’6donnèrent naissance à une masse importante d’Andalous qui revendiquaient une origine arabe. Les muwalladûn s’arabisèrent complètement et s’intégrèrent à la société musulmane par un attachement souvent sincère à l’Islam. Parallèlement à la constitution d’une population de plus en plus homogène, les souverains omeyyades s’entourèrent de cours littéraires où des hommes de lettres et des poètes commencèrent peu à peu à se dégager de l’emprise culturelle orientale. Encouragés par des pensions que leur octroyaient les monarques, de nombreux poètes trouvèrent un climat favorable à la création littéraire7. Une sensibilité andalouse commence à se manifester dans la poésie culminant avec les productions d’al-Ramâdî ou d’al-Kumayt8 dont les poèmes se distinguaient par une expression délicate et raffinée de l’amour. C’est sous les Mulûk al-tawâ’if que la poésie va connaître un développement exceptionnel. De nombreux roitelets vont accorder une place de choix à l’art du nazm. Dans un souci de propagande, tout prince qui se respecte va s’entourer de poètes chargés de faire l’éloge de ses qualités dans des assemblées mondaines (madjâlis al-uns) où se côtoient poètes, chanteuses savants et fuqahâ’. Cette vie de cour, extrêmement raffinée, fut particulièrement développée par les Banû al-Aftas à Badajoz (414/1022-488/1094) et les Banû ‘Abbâd à Silves puis à Séville (414/1023-484/1091) pour ne citer que ces deux cas. Ces dynasties donnèrent à al- Andalus deux princes-poètes au destin tragiquement similaire : al-Mutawakkil et al- Mu‘tamid9. C’est durant cette période également, qu’ un homme de lettres originaire de la ville de Santarem marqua de son empreinte l’histoire littéraire arabe médiévale. Il s’agit d’Ibn Bassâm10, l’auteur de la célèbre Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra « qui constitue pour l’époque de la fitna et des reyes de taifas le document littéraire et historique le plus précieux. Non content de donner une notice et de citer des vers pour chacun des écrivains qu’il étudie, il enregistre, à propos des évènements historiques, de uploads/Litterature/ 1-les-hommes-du-gharb-introduction.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager