La notion de réécriture dans Medeamaterial de Heiner Müller et de Pascal Dusapi

La notion de réécriture dans Medeamaterial de Heiner Müller et de Pascal Dusapin Contrairement à la littérature musicologique réduite qu’a suscitée jusqu’à ce jour l’œuvre scénique de Pascal Dusapin1, l’exégèse des drames et des écrits de Heiner Müller est abondante, même en langue française. Lors de l’examen de la réécriture chez ces deux artistes, je me référerai surtout aux travaux de Christian Klein2, ainsi qu’aux analyses de Jean-Pierre Morel tirées de son essai sur Müller3. Selon Christian Klein, l’œuvre müllérien possède les caractéristiques suivantes : la réécriture et le dialogisme. Müller travaille très tôt, dès 1957, dans une perspective trans- ou intertextuelle. Il part d’un texte de référence, ou hypotexte, et entreprend de le réécrire et de le modifier. Il introduit alors un « dialogue » avec ce récit premier, avec les métaphores, les présup- posés, les intentions et la réception de ce texte premier. L’enjeu personnel et littéraire de ce « dialogue » varie selon les textes. Müller dialogue ainsi avec des récits et des articles de presse, avec des slogans politiques, avec des œuvres de Brecht, de Büchner, d’Anna Seghers, de Kafka, de Shakespeare, de Laclos, de J. R. Becher, de Claudius, etc. Les relations intertextuelles ne se limitent pas, dans chaque nouvelle pièce, à un, mais s’étendent à plusieurs auteurs4. Dans ces formes dramaturgiques, constant est le dialogue, l’écriture dialogique. La notion de « dialogisme » est empruntée à Bakhtine, en particulier à ses travaux sur Rabelais et sur Dostoïevski. Par « dialogisme », Bakhtine désigne cette « espèce particulière de relations sémantiques » qui associe deux ou plusieurs énoncés. Il distingue le monologisme […]. L’auteur (individuel ou collectif) d’un énoncé mono- logique détient une vérité. Son discours est assertif et univocal. À l’inverse, l’écri- ture dialogique multiplie et juxtapose des regards différents sur la réalité, elle est polyphonique5. 1. Principalement : Jacques Amblard, Pascal Dusapin. L’intonation ou le secret, Paris, Musica Falsa, 2002. 2. Christian Klein (dir.), Réécritures : Heine, Kafka, Celan, Müller, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1989 ; Heiner Müller ou l’idiot de la république. Le dialogisme à la scène, Bern, Peter Lang, coll. « Contacts », 1993. 3. L’Hydre et l’ascenseur. Essai sur Heiner Müller, Paris, Circé, 1996. 4. Christian Klein, Heiner Müller ou l’idiot de la république, op. cit., p. 2. 5. Loc. cit. C’est moi qui souligne. 324 La notion de réécriture dans Medeamaterial La réécriture instaure un dialogue à trois entre l’auteur du texte 1, celui du lecteur-acteur 2 et le lecteur 3 qui découvre le texte 2 sous l’éclairage du texte 1 supposé connu. En multipliant les corrélations avec d’autres textes antérieurs qui appartiennent chacun à un code culturel et à des champs thématiques bien définis, Müller place le problème de l’écriture au centre de sa pratique d’écrivain moderne et pose, sans le rechercher, le problème de sa lecture et de son évaluation6. Un tel procédé semble puiser sa légitimation dans la théorie de l’éternel retour de Nietzsche. Pour Müller, il s’agit de relire les auteurs anciens avec un « regard totale- ment nouveau », et de « réinterpréter » la formulation d’expériences collectives qui sont dans ces textes. Il ne s’agit donc pas de répéter ou de citer des comportements passés, pour nier le temps qui sépare la source littéraire de sa réécriture moderne, mais d’introduire un jeu subtil entre les similitudes et les différences […]. Mon intérêt pour le retour du même est un intérêt pour la rupture d’une continuité, de même que je m’intéresse à la littérature comme charge explosive et « potentiel révo- lutionnaire » comme dit Müller lui-même, cité par Ch. Klein7. Ce dialogisme, cette intertextualité, implique donc de mettre en crise la parole officielle du réel. L’écriture de Müller est toujours orientée vers le « réel », tant événementiel qu’ima- ginaire, historique et idéologique. Elle tente d’inclure un maximum d’efficacité. D’où les ruptures à l’intérieur d’un même texte, les « silences » ou les « trous » (dans la langue de Müller : « das Schweigen », « die Lücken », « die Löcher ») qui introdui- sent des oppositions, des contradictions, des difficultés, et (paradoxalement) des non- dits et des refoulements. Ce que Müller ne peut pas formuler soit pour des raisons conjoncturelles (les contingences et les contraintes du « politique »), soit pour des raisons liées à son évolution personnelle (qu’il définit comme « le temps de l’indi- vidu »), il l’inscrit entre les mots […]. S’il est vrai que le théâtre est-allemand prend en charge une partie des fonctions de communication sociale qui relèvent des médias, l’œuvre dramatique de Müller se réfère constamment à une parole « officielle », celle du politique comme celle des institutions et des médias, mais pour la mettre en crise. L’écrivain engage son écriture contre une autre « prison », la RDA, tout en affirmant son attachement profond à son pays et à l’utopie socialiste dont il se réclame […]. L’écriture dramatique de Müller s’impose de texte en texte comme une reconquête ardente d’un espace de liberté et de créativité sur une parole officielle qui « emprisonne » l’expression des citoyens. A ce titre, elle est révolte et négation, elle est émancipation8. Toujours selon Christian Klein, Müller joue sur les reconnaissances et sur les inversions, sur les détournements de sens. Il vise prioritairement à déranger et à diviser le public. Müller installe une parole poétique en s’appuyant sur la verve populaire, sur la manipulation malicieuse d’une langue stéréotypée ou consensuelle (proverbes, clichés, slogans, images, métaphores 6. Ibid., p. 430. 7. Ibid., p. 431. C’est moi qui souligne. 8. Ibid., p. 3-4. C’est moi qui souligne. 325 La notion de réécriture dans Medeamaterial figées, etc.). Il la subvertit par les jeux de mots, les « silences », le choc des citations, le grotesque et le carnavalesque. Il joue sur les effets de reconnaissance qu’il contrarie de façon inattendue par des inversions ou des détournements de sens. Il met ainsi en perspective, voire en crise, une parole monologique qui exclut les « déviants »9. Les analystes définissent ce type d’intertextualité et de dialogisme comme une écriture dramaturgique « plurielle », « polyphonique », écriture soumise également à un code ironique, parodique. Le texte de Medeamaterial, dont les premières esquisses ont été rédi- gées, selon Müller, en 1961-1962, forme la deuxième partie d’une trilogie qui date de 1982-1984. Les pièces cadres s’intitulent : « Rivage à l’abandon » et « Paysage avec Argonautes »10. Jusqu’à ce jour, cette œuvre de Müller n’a pas donné lieu à exégèse. Nous nous limiterons à l’examen de l’œuvre dans ce cadre précis, en s’ap- puyant sur l’autobiographie de H. Müller, intitulée Guerre sans bataille11. Avant de le citer, je voudrais souligner les trois strates, les trois figures récurrentes dans l’œuvre intégral de Müller, répertoriées par Jean-Pierre Morel, strates qui renvoient à trois sortes d’expérience : politique, amoureuse et esthétique. 1) La strate politique est liée à la volonté de rupture et de nouveauté que la révolution représentait en ce siècle. 2) La seconde touche cette part de la vie individuelle qui ne cadre pas avec les transformations politiques et les changements sociaux et se trouve liée, le cas échéant, avec des formes de rébellion ou de révolte, ou encore d’asocialité. 3) La troisième cherche à se réfléchir dans l’espace de l’action, de la diégèse ou du texte, en faisant notamment place à la figure de l’auteur : métony- mique, métaphorique, autobiographique ou « auto-fictionnelle »12. À chacune de ces trois strates correspond aussi un des trois personnages mythiques les plus souvent évoqués dans l’œuvre : Héraclès, héros sacrifié aux tâches salissantes et effrayantes ; Médée, incarnation inexorable de la rébellion et de l’arrachement à soi ou aux autres ; Hamlet, mise en scène souvent complaisante de la « conscience malheureuse » (et, à ce titre, double possible et tentation permanente de l’auteur)13. Par rapport à ces héros ou héroïnes, Müller pose le problème de l’es- thétique de la barbarie, la discussion sur l’esthétisation de la barbarie par l’art. Dans Guerre sans bataille, il livre la confession suivante : 9. Ibid., p. 4. 10. La trilogie était publiée en français aux Éditions de Minuit en 1985, in Heiner Müller, Germania Mort à Berlin et autres textes, p. 9-22. 11. Paris, L’Arche, 1996. 12. Cf. Jean-Pierre Morel, L’Hydre et l’ascenseur, op. cit., p. 194. 13. Ibid. C’est moi qui souligne. 326 La notion de réécriture dans Medeamaterial Le concept d’utopie traverse tout le débat esthétique de la modernité. On dit : si ce n’est pas dans le contenu, alors c’est dans la forme de l’œuvre d’art que réside l’image d’un monde meilleur. Ça aussi, je l’avais toujours cru, avec Brecht, que la beauté de la formulation d’un acte barbare contient l’espoir en l’utopie. Je ne le crois plus. À un moment donné, il faut accepter la séparation de l’art et de la vie14. Dans la même autobiographie, Müller énumère les sources du Matériau- Médée et il offre quelques explications ou motivations concernant ses inten- tions, qui établissent une correspondance avec les deux premières strates uploads/Litterature/ 17-notion-de-re-e-criture.pdf

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