Revue de sociologie de la littérature 2 | 2007 : L'idéologie en sociologie de l

Revue de sociologie de la littérature 2 | 2007 : L'idéologie en sociologie de la littérature L’idéologie : une notion bien embarrassante Dʑʏʋʐʋʓʗʇ Mʃʋʐʉʗʇʐʇʃʗ Entrées d'index Mots-clés : Analyse du discours, Idéologie, Théorie littéraire Texte intégral Grandeur et décadence de l’idéologie Je ne pense pas être la personne la mieux placée pour réfléchir sur l’intérêt que présente la notion d’idéologie pour ceux qui étudient la littérature. Le travail conceptuel sur cette notion a plutôt été le fait de la génération antérieure à la mienne. Je suppose que si l’on m’a sollicité pour en parler, c’est parce que de l’intérieur de l’analyse du discours j’ai été amené à me confronter – quoique dans un cadre théorique et méthodologique très différent – à des questions du même ordre. 1 Faute d’avoir réfléchi frontalement sur l’idéologie, j’aborderai ici le problème de manière détournée, en quelque sorte par la petite porte. Je ne me demanderai pas en effet ce qu’est l’idéologie, ou comment il faudrait utiliser la notion d’idéologie pour étudier convenablement les œuvres littéraires, mais tout simplement pourquoi dans les années soixante et une bonne partie des années septante l’idéologie s’est trouvée au centre des préoccupations. Cela nous permettra de mieux comprendre pourquoi elle a progressivement perdu de sa force par la suite. 2 L’idéologie : une notion bien embarrassante http://contextes.revues.org/189 1 de 7 20/12/2016 3:48 a. m. Genre de discours et paratopie Au risque d’enfoncer les portes ouvertes, je rappellerai que les problématiques construites autour de l’idéologie ont prospéré dans une conjoncture intellectuelle dominée par le freudo-marxisme, qui à la vérité prenait alors plutôt le visage d’un lacano-althussérisme. Dans un tel cadre, le texte était naturellement pensé comme un espace d’illusion, qui trahissait (c’est-à-dire qui tout à la fois masquait et révélait) les forces inconscientes qui le rendaient possible. Mais le succès de l’idéologie s’explique aussi par le couplage de ce présupposé avec un autre, tout aussi important à l’époque : l’autonomie relative de la superstructure, dont faisait partie la littérature. Cette affirmation d’une autonomie du texte était évidemment nécessaire pour assurer la compatibilité du marxisme et du structuralisme : la majorité des chercheurs se réclamaient de ce structuralisme au nom duquel s’engageait alors une transformation profonde des universités. 3 On peut à ce propos établir un parallèle entre le succès de la notion d’idéologie et celui, concomitant, des thèses défendues dans le Contre Sainte-Beuve. Chez Proust il n’était évidemment pas question d’idéologie, d’infrastructure ou de superstructure, mais de « moi social » et de « moi créateur », qui étaient présentés comme séparés par un « abîme1 ». Mais la topique était à peu près la même : le texte littéraire était placé en haut, séparé des instances sociales par une discontinuité irréductible. Toutefois, à la différence de Proust, qui rejetait le « moi social » dans les ténèbres extérieures, les tenants de l’idéologie ne se contentaient pas de poser l’existence d’une coupure entre deux niveaux, ils affirmaient la nécessité d’élaborer une « théorie » de leur « articulation ». À la même époque, ce projet animait les débuts de l’école française d’analyse du discours, elle aussi fortement dominée par la double référence à Althusser et à Lacan, ou encore, à mi-chemin entre analyse du discours et théorie littéraire, une entreprise comme celle de Renée Balibar, qui dans Les Français fictifs (1974) passait par le détour de l’institution scolaire de la ʋʋʋe République. 4 En fait, les multiples variations sur le couple texte/idéologie étaient également très dépendantes de la conception qu’on se faisait alors du texte. Or, à partir des années septante on a vu se transformer cette conception, en particulier sous l’influence croissante de la linguistique textuelle, des théories de l’énonciation linguistique et des théories pragmatiques, autant de courants qui par ailleurs nourrissaient la croissance de l’analyse du discours. Certes, d’un point de vue strictement chronologique, tous ces courants étaient déjà vivants dès les années soixante, mais il a fallu attendre les années quatre-vingt pour qu’ils passent sur le devant de la scène. 5 Sur le versant complémentaire, celui de la sociologie, la montée en puissance de la théorie bourdieusienne des champs a également joué un rôle important. Elle a en effet permis de déplacer l’autonomie relative de l’instance littéraire : cette autonomie n’était plus celle du texte, mais celle d’un espace social restreint, régi par des lois spécifiques. En se combinant avec les courants pragmatiques, la sociologie des champs a créé des conditions favorables à l’émergence d’une conception de l’activité littéraire plus proche de celle que promeuvent les courants d’analyse du discours. 6 Ce n’est pas ici le lieu de reprendre l’ensemble des approches qui se réclament d’une d’analyse du discours littéraire, qui sont encore émergentes. Je vais seulement mettre l’accent sur deux problématiques qui sont caractéristiques des difficultés qu’il y a à raisonner en termes d’idéologie quand on veut réfléchir sur le discours littéraire : les genres de discours et la paratopie. 7 L’analyse du discours et les courants pragmatiques n’ont pas placé sans raison le 8 L’idéologie : une notion bien embarrassante http://contextes.revues.org/189 2 de 7 20/12/2016 3:48 a. m. les institutions, les cadres de divers ordres qui donnent sens à l’énonciation singulière : la structure du champ, le statut de l’écrivain, les genres de texte…; le mouvement par lequel s’institue le discours, à la fois en instaurant progressivement un certain monde dans son énoncé et en légitimant la scène d’énonciation et le positionnement dans le champ qui rend cet énoncé possible. genre de discours au cœur de leurs préoccupations. Travailler avec cette catégorie, c’est à la fois déplacer le regard – du texte vers les dispositifs de communication qu’implique ce texte –, en recourant à une notion foncièrement hybride, inextricablement textuelle et institutionnelle. Si les analystes du discours s’accordent à penser que le genre de discours joue un rôle clé, c’est qu’ils n’appréhendent pas les lieux indépendamment des paroles qu’ils autorisent (contre la réduction sociologique), ni les paroles indépendamment des lieux dont elles sont partie prenante (contre la réduction linguistique). De la même manière, la « scène d’énonciation », n’est réductible ni au texte ni à une situation de communication qu’on pourrait décrire de l’extérieur. S’agissant de discours littéraire, les oeuvres ne sont pas rapportées directement aux intérêts des classes sociales ou aux crises économiques, mais d’abord à l’apparition de modalités de communication spécifiques. Il y a là davantage qu’un renouvellement de l’histoire littéraire par une sociologie particulièrement sensible à la spécificité des processus de production symbolique. L’œuvre ne fait pas que représenter un réel extérieur, elle définit un cadre d’activité qui est partie intégrante de l’univers de sens que tout à la fois elle présuppose et prétend imposer. Les écrivains produisent des œuvres, mais écrivains et œuvres sont en un sens eux-mêmes produits par tout un complexe institutionnel de pratiques. Ce qui importe ici, c’est la réversibilité entre les aspects dynamique et statique, entre l’activité énonciative et les structures qui en sont la condition et le produit. La notion de genre s’inscrit dans une conception plus large de l’« institution discursive », où se nouent étroitement l’institution comme action d’établir, processus de construction légitime, et l’institution au sens usuel d’une organisation de pratiques et d’appareils. Le concept d’institution discursive est en quelque sorte le pivot de ce mouvement ; il permet en effet d’articuler 9 L’institution discursive est le mouvement par lequel passent l’un dans l’autre l’œuvre et ses conditions d’énonciation. Étayage réciproque qui constitue le moteur de l’activité littéraire. Ainsi le discours n’advient-il qu’à travers ces institutions de parole que sont les genres de discours, pensés à travers les métaphores du rituel, du contrat, de la mise en scène ; de son côté, l’institution littéraire elle-même est sans cesse reconfigurée par les discours qu’elle rend possibles. Chaque geste créateur mobilise, qu’il le veuille ou non, l’espace qui le rend possible, et cet espace lui-même ne tient que par les gestes créateurs qu’il rend possibles. 10 La problématique de la paratopie va dans le même sens. Mais elle a suscité pas mal de malentendus, qui ont souvent pour effet de la ramener à ce dont elle entend se démarquer. C’est ainsi qu’elle est comprise à tort comme recouvrant diverses formes de marginalité (celles de l’exilé, de l’immigré, de l’errant…), comme si la création littéraire était l’expression d’une condition socialement descriptible. En fait, cette appartenance paradoxale qu’est la « paratopie » n’est pas une origine ou une cause, encore moins un statut : il n’est ni nécessaire ni suffisant d’être un marginal pour être pris dans un processus de création. En réalité, il n’est de paratopie qu’élaborée à travers une activité de création. L’écrivain n’a pas lieu d’être (aux deux sens de la locution) et il doit construire le territoire de son oeuvre à travers cette faille même. Ce n’est pas un être double, qui aurait une part de lui plongée dans la pesanteur sociale et l’autre, la plus noble, tournée vers les textes, mais une instance plurielle, foncièrement ouverte et 11 L’idéologie : une notion bien embarrassante http://contextes.revues.org/189 3 de 7 20/12/2016 3:48 a. m. uploads/Litterature/ la-ideologia.pdf

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