La critique n’a pas à dire si Proust a dit « vrai », si le baron de Charlus éta

La critique n’a pas à dire si Proust a dit « vrai », si le baron de Charlus était bien le comte de Montesquiou, si Françoise était Céleste, ou même, d’une façon plus générale, si la société qu’il a décrite reproduisait avec exactitude les conditions historiques d’élimination de la noblesse de la fin du XIXe siècle1. Définissant le rôle de la nouvelle critique, Barthes juge ici très sévèrement les lectures à clef. Il proscrit en effet un certain nombre d’opérations de lecture consistant à établir une vérité objective du texte, dont l’élaboration de clefs des personnages (le comte de Montesquiou reconnu sous les traits du baron de Charlus). La recherche d’un sens historique intentionnellement crypté est en effet majoritairement considérée comme un retour à une conception « immanente2 » du texte, qui consisterait à lui « attribuer une signification unique et en quelque sorte canonique3 » et qui reviendrait à lui conférer une valeur documentaire. Pour défendre la spécificité des études littéraires et la valeur artistique de la littérature, la critique universitaire du XXe siècle a volontiers banni la lecture à clefs de son champ, même si, de manière assez paradoxale, nombreuses sont encore les éditions qui proposent dans l’appareillage scientifique des textes quelques clefs de lecture. Au seuil d’un livre portant sur les clefs d’Ancien Régime, le lecteur peut donc légitimement s’interroger sur les raisons d’une étude cherchant à faire l’anatomie et tracer la généalogie d’une opération de lecture largement décriée. À cette défiance peut s’ajouter une forme de scepticisme face à la redécouverte de clefs qui en réalité n’ouvrent plus grand-chose pour une grande majorité de lecteurs. En quoi le fait que dans les Caractères de La Bruyère on ait pu reconnaître à un moment donné M. de Brancas sous les traits de Ménalque peut-il encore intéresser le critique aujourd’hui ? Quand elles ne sont pas rejetées pour la conception du texte qu’elles impliquent, les clefs semblent donc avoir un moindre rendement interprétatif, à un point tel que le critique qui les mentionne ne sait pas très bien comment les actionner, comme en témoigne cette notice consacrée aux Bijoux indiscrets de Diderot : Les Bijoux dépassent donc le roman à clés et la satire. Le lecteur reconnaît Louis XVI (Kanoglou), Louis XV (Mangogul), Mme de Pompadour (Mirzoza), les querelles scientifiques, religieuses, littéraires et musicales ; des bijoux parlent comme Maupertuis ou Diderot. Peu importe4. Si Laurent Loty, auteur de cette notice, n’omet pas de signaler les clefs possibles des personnages, il les relègue au rang de l’accessoire pour passer ensuite à l’essentiel : une clef ne constituerait qu’un nom propre qui ne donne pas beaucoup d’épaisseur sémantique au roman et le « roman à clés » constituerait une catégorie générique peu digne d’intérêt, appelée à être dépassée dès lors qu’un roman passe à la postérité. Pourquoi alors parier en ce début de XXIe siècle sur la redécouverte des clefs d’Ancien Régime ? Par l’examen d’un protocole interprétatif dont la complexité reste à découvrir, il s’agit d’essayer de redonner du sens à ce trousseau volontiers considéré comme inutile et vétuste. Pour autant, le choix de cet objet d’étude ne signifie pas un retour à une critique intentionnaliste qui chercherait à comprendre le vrai sens des textes. Il s’explique au contraire par une vision fondamentalement dynamique du sens de l’œuvre littéraire, qui pousse à explorer ses possibles actualisations sans statuer sur leur légitimité. Les clefs font en effet partie de la tradition interprétative de nombreux textes et relèvent de « l’institution culturelle5 » des XVIIe et XVIIIe siècles, à la fois comme mode de réception, mais aussi comme pratique d’écriture à un moment où tout le monde s’accorde à repérer une « habitude [des 1 R. Barthes, « Qu’est-ce que la critique ? », dans Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 255. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 R. Mortier et R. Trousson (dir.), Dictionnaire de Diderot, Paris, Champion, 1999, s.v. « Bijoux indiscrets ». 5 B. Beugnot, « Œdipe et le sphinx. Des clés », dans La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Champion, 1994, p. 229. lecteurs] de quêter [dans la littérature] leur reflet narcissique6 ». Plusieurs travaux se sont déjà penchés sur la question, mais ont souvent donné lieu à des résultats contradictoires. Dans une perspective d’histoire culturelle, l’écriture et la lecture à clefs sont précieuses en tant qu’elles révèlent les conditions d’exercice des pratiques lettrées au XVIIe siècle, lesquelles sont largement fondées sur la sélection des publics et destinées aux cercles restreints de l’élite nobiliaire. C’est ce qui expliquerait qu’on trouve des traces de ces pratiques d’écriture et de lecture dans de nombreux genres pratiqués en France et destinés au public mondain : le portrait7 et la poésie mondains8, le roman héroïque9, le conte de fées10, ou encore le théâtre de cour. C’est sur la scène d’énonciation mondaine que le roman à clefs aurait ainsi connu son « âge d’or11 », voire son origine12, ce qui révélerait son affinité particulière avec une littérature d’éloge consistant à « flatter le sentiment de connivence unissant les membres d’un même groupe social13 ». Malgré cette spécialisation unanimement remarquée par la critique, on relève couramment l’habitude de forger les clefs d’un certain nombre de correspondances érudites14, de querelles littéraires15, destinées cette fois à un public beaucoup plus savant que le premier. Les nombreux témoignages sur l’élaboration de clefs pour des textes appartenant à d’autres genres, les corpus satiriques et libertins16 par exemple, 6 Ibid. 7 F. Bardon, Le Portrait mythologique à la cour de France sous Henri IV et Louis XIII. Mythologie et politique, Paris, Picard, 1974 ; J. Plantié, La Mode du portrait littéraire en France dans la société mondaine (1641-1681), Paris, Champion, 1994. 8 A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997, p. 363-371. 9 D. Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001 ; M. Maître, Les Précieuses, Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 1999 ; N. Grande, Le Roman au XVIIe siècle : l’exploration du genre, Rosny, Bréal, 2002 ; J. Mesnard, « Mademoiselle de Scudéry et la société du Marais », dans Mélanges Georges Couton, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 169-188 ; « Pour une clef de Clélie », dans A. Niderst (dir.), Les Trois Scudéry, Actes du colloque du Havre, 1-5 octobre 1991, Paris, Klincksieck, 1993, p. 371-408 ; A. Niderst, Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde, Paris, PUF, 1976 ; « L’histoire dans les romans de Madeleine de Scudéry », dans P. Ronzeaud (dir.), Le Roman historique (XVIIe-XXe siècles), Actes du colloque de Marseille, 19 mars 1983, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1983, p. 11-22 ; « Madeleine de Scudéry, construction et dépassement du portrait romanesque », dans K. Kupisz et al. (dir.), Le Portrait littéraire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 107-112 ; « Sur les clefs de Clélie », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXI, n° 41, 1994, p. 471-484. 10 R. Robert, Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle [1982], Paris, Champion, 2002. 11 M. Bombart, dans P. Aron, D. Saint-Jacques, A. Viala (dir.), Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, s.v. « clés » ; Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle [1906], Genève, Slatkine, 1970 ; J. Sgard, Le Roman français à l’âge classique 1600-1800, Paris, Le Livre de poche, 2000 ; F. Weil, « Les Roman à clefs au XVIIIe siècle », dans J.-J. Lefèvre et M. Pierssens (dir.), Les Romans à clefs, Actes du troisième colloque des Invalides (3 décembre 1999), Tusson, Du Lérot, 2000. 12 M. Martin, « Satyres ménippées et satyrica : de la satire narrative au roman à clés (1580-1630), dans M. Bombart et M. Escola, Lectures à clés, Littératures classiques, n° 54, Printemps 2005, p. 103-115. Le critique fait de la publication de l’Euphormion de Barclay l’acte de naissance du « roman à clef », prolongeant l’hypothèse déjà formulée par D. A. Fleming, « Barclay’s Satyricon : the first satirical roman à clef », Modern philology, LXV, 1967, p. 95-102. 13 F. Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée, 1585-1628 : fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Champion, 2008, p. 456. 14 M. Bombart, Guez de Balzac et la querelle des Lettres, op. cit. ; J.-P. Cavaillé, Dis/simulations. Jules César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002 ; R. Pintard, « À la recherche des amis d’“Orasius Tubéro”. Les “clefs” des dialogues de La Mothe le Vayer », dans La Mothe le Vayer, Gassendi, Guy Patin. Études de bibliographie critique suivies de textes inédits de G. Patin, Paris, Boivin, 1943. 15 M. Bombart et N. Schapira, « Obscurcissement, déchiffrement et illisibilité. Modalités de l’obscur dans la Nouvelle allégorique d’Antoine Furetière », dans D. uploads/Litterature/ 2 1 .pdf

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