Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.) Les écritures de la douleur dan
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.) Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours Presses universitaires François-Rabelais La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque Véronique Abbruzzetti DOI : 10.4000/books.pufr.2216 Éditeur : Presses universitaires François-Rabelais Lieu d'édition : Presses universitaires François-Rabelais Année d'édition : 2010 Date de mise en ligne : 22 mai 2013 Collection : Perspectives Littéraires ISBN électronique : 9782869063372 http://books.openedition.org Référence électronique ABBRUZZETTI, Véronique. La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque In : Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours [en ligne]. Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2010 (généré le 10 mai 2019). Disponible sur Internet : <http:// books.openedition.org/pufr/2216>. ISBN : 9782869063372. DOI : 10.4000/books.pufr.2216. Véronique Abbruzzetti Université Sorbonne Nouvelle Paris III La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque […] nuit et jour je lis et écris à tour de rôle, je fais alterner mes travaux pour me détendre, si bien qu’une tâche sert de repos et de soulagement pour une autre. Je ne trouve aucun autre plaisir ailleurs, aucune autre douceur de vivre : mais ce plaisir me comble et m’occupe à tel point que, si on me l’enlevait, je ne saurais où trouver travail ou repos. Les oc- cupations croissent entre mes mains et elles se présentent l’une après l’autre sur la in de ma vie, et si je dois dire la vérité, je suis effrayé par la masse énorme de choses à faire dans une vie si courte. Ce qui arrivera, Dieu seul le sait ; il connaît parfaitement mes désirs, et s’ils sont utiles à mon âme, il les secondera, j’espère ; en tout cas ma bonne volonté sera à elle-même sa récompense, même toute nue et dépouil- lée des réussites qu’elle souhaitait. Entre-temps je halète, je veille, je sue, je m’agite et lutte, et là où est plus dense la haie des obstacles, j’y porte mes pas avec plus d’entrain, stimulé et poussé que je suis par la nouveauté même ou la dificulté de la tâche. Le travail est certain, son résultat incertain, c’est un mal qui m’est commun avec tous les autres qui sont en- trés dans ce stade. Au milieu de ces occupations s’écoule le temps qui me reste, et moi je m’en vais avec lui vers la in ; │ Véronique Abbruzzetti 152 né mortel je suis accablé par des inquiétudes immortelles : ma main est affaiblie à force d’écrire, mes yeux à force de veiller, mon cœur à force de se faire du souci ; je suis tout endurci et calleux, pour employer, les mots de Cicéron ; et si par hasard j’arrive où je voudrais, ce sera bien […].1 Ces lignes extraites de la lettre familière XIX, 16, adressée à son ami Guido Sette2 depuis Milan, probablement le 28 mai 1357, ne laissent pas seu- lement entrevoir un Pétrarque au travail, mais elles montrent aussi un lettré pour qui écrire est une pratique continue, une discipline3 qui, si elle apporte quelques joies, ne s’exerce pas sans douleur. Il représente, d’ailleurs, la dou- leur dans sa réalité la plus physique, c’est-à-dire les transformations que la lecture et l’écriture font subir à son corps. Mais il ne s’agit pas pour lui de 1. […] diebus ac noctibus vicissim lego et scribo, alternum opus alterno relevans solatio, ut unus labor alterius requies ac lenimen sit. Nulla michi delectatio aliunde, nulla vivendi dulcedo alia ; sed hec ipsa me pregravat atque exercet usqueadeo ut hac dempta vix intelligam unde michi labor aut requies. Res michi equidem inter manus crescunt et subinde alie atque alie adveniunt abeunte vita, verumque si fateri oportet, terret me tanta ceptorum moles in tam parva vite area. De eventu Deus viderit, cui notissima est voluntas mea, quam si utilem anime noverit, adiuvabit, spero ; utcunque autem ipsa sibi voluntas erit premium, quamvis nuda et optatis spoliata succes- sibus. Ego interim anhelo vigilo sudo estuo nitor in adversum, et ubi densior dificultatum sepes, eo alacrior gressum fero, ipsa rerum novitate seu asperitate excitus atque impulsus. Certus labor, fructus incertus, malum michi comune cum ceteris stadium hoc ingressis. His intento deluunt temporum reliquie et ego cum illis ad extremum eo et mortalis immortali premor exercitio ; dextra quidem calamis, oculus vigiliis, pectus curis atteritur ; totus iam « obdurui » atque « percallui », ut Ciceronis nostri verbo utar ; et si forte perveniam quo velim, bene erit […], Pétrarque, Lettres familières XIX, 16, 5-7, Paris, Les Belles Lettres, 2005, t. 5, p.382-83. Trad. A. Longpré. 2. Guido Sette, né en 1304, − la même année que Pétrarque −, fréquenta avec lui les universités de Montpellier et de Bologne, avant d’embrasser la carrière ecclésiastique et de devenir évêque de Gênes en 1358. En 1361, il fonda l’abbaye bénédictine de Cervara, près de Portoino, où il mourut en 1367. 3. C’est d’ailleurs à une discipline presque monastique que Pétrarque assimilait l’écriture dans la lettre familière VII, 3, adressée à son ami Ludovic de Beringen depuis Avignon, le 14 janvier 1343, soit un peu moins de deux ans après son couronnement poétique : « Surrexi demum hora solita − consuetudinem meam nosti − dumque quotidianis laudibus Deo dictis, ex more manum calamo applicuissem […] » : « Je me suis levé enin à l’heure coutumière − tu connais mes habitudes −, et lorsque j’eus pris ma plume comme d’ordinaire après avoir récité mes prières quotidiennes […] », Pétrarque, Lettres familières VII, 3, 11, Paris, Les Belles Lettres, 2002, t. 2, p. 348-349. Trad. A. Longpré. La signature de Pétrarque porte d’ailleurs la mention ad auroram (« à l’aurore »). La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque │153 livrer uniquement un aperçu de son quotidien ; son intention, me semble- t-il, va bien au-delà du simple auto-portrait. L’hypothèse que je formulerai, ici, est que son discours, ou plutôt ses discours sur la douleur physique pro- voquée par son travail, visent à redéinir sans cesse l’étendue de son activité intellectuelle. Mais Pétrarque ne s’en tient pas là et la deuxième hypothèse que j’émettrai est que la description de la douleur de l’écriture représente pour lui l’amorce d’une conversion, d’une mutatio animi. PÉTRARQUE SCRIPTOR ET AUCTOR Dans ses lettres familières, Pétrarque ne cesse de répéter à ses interlocuteurs qu’il a constamment la plume à la main : il écrit ses lettres, il rédige ses innom- brables ouvrages, il compose ses poésies et, source supplémentaire de souf- france, il doit pallier la carence ou l’incapacité des copistes. Ce qui est d’autant plus douloureux pour lui, si l’on se souvient qu’en 1333, il a découvert à Liège le manuscrit du Pro Archia et qu’en 1345, la découverte d’une partie des Let- tres à Atticus lui a donné l’idée de rassembler sa propre correspondance. Dans la courte lettre familière VII, 4 de l’automne 1347, adressée au maître de théo- logie Giovanni Coci, de l’ordre des Ermites de saint Augustin, responsable de la bibliothèque pontiicale avignonaise, qui lui avait demandé, au nom du Pape Clément VI, une liste exacte des œuvres de Cicéron, Pétrarque répond que « tout dépend de ceci : d’avoir la chance de découvrir les exemplaires corrigés que vous me demandez. Toi qui connais les vices de notre époque, tu sais à quel point les bons livres font défaut, alors qu’on amasse avec tant de peine et de labeur des richesses inutiles et superlues, bien plus, tout à fait nui- sibles et funestes4 », égratignant au passage les copistes incapables d’exécuter correctement la tâche qui leur a été assignée (la transcription du manuscrit sans erreurs) et soulignant les vanités de ce monde. Pétrarque est, ici, dans un double rôle : celui de l’expert qui, se tenant dans une position extérieure à la tâche du copiste, saura l’évaluer, saura 4. Totum in hoc vertitur : quam michi in illis quos poscitis emendatis codicibus reperiendis, fortuna faverit. Nosti enim, expertus seculi nostri crimen, quanta sit rerum talium penuria, cum tamen inutiles et supervacue, imo vero penitus damnose funesteque divitie tantis curis ac labori- bus aggregentur. Pétrarque, Lettres familières VII, 4, 4, t. 2, p. 350-351. │ Véronique Abbruzzetti 154 aussi repérer l’exemplaire fautif, et dans le rôle du lettré pour qui le livre est un indispensable instrument de travail. Mais en 1347, il n’a pas encore vraiment endossé le rôle du philosophe, pour qui un « bon livre » est celui qui mène au Bien. Dans la lettre familière XVIII, 12 du 14 novembre 1355, Pétrarque revient encore une fois sur le travail des copistes. La lettre est adressée au cano- niste Giacomo da Firenze, qu’il avait connu à Florence en 1350 : Giacomo, grand collectionneur de manuscrits, lui avait remis, à cette occasion, un exemplaire incomplet des Institutions oratoires de Quintilien et vers la in mars 1351, il avait envoyé au poète quatre discours de Cicéron, le Pro Plan- cio, le Pro Sulla, le De imperio Cn. Pompei et le Pro Milone que Pétrarque avait l’intention de faire transcrire. En 1355, il lui restitue enin les uploads/Litterature/ abbruzzetti-veronique-la-douleur-de-l-x27-ecriture-dans-les-lettres-familieres-de-petrarque.pdf
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- Publié le Jui 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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