5 Introduction Il est des textes qui semblent voués à n’être que des médiateurs
5 Introduction Il est des textes qui semblent voués à n’être que des médiateurs de lecture pour des événements historiques ou pour d’autres textes. Ils sont convoqués comme documents historiques, ou, au mieux, comme moyens de lecture d’autres textes, littéraires eux ! Ils ne sont presque jamais lus comme texte en soi. Ils sont pure transparence1, référence d’un autre textuel. Textes rendus muets sur eux-mêmes par la place qu’on leur donne dans le champ culturel ; textes à qui on ne demande presque jamais de parler d’eux-mêmes : de leur écriture, de leur stratégies énonciatives, de leurs rôles discursifs, de la place qu’ils ont dans le champ culturel. C’est un véritable continent noir qui se tient sur les marges de la Littérature, celle qui est étudiée et figure dans les manuels2. Ce constat qui concerne en premier lieu la littérature française3, reste toujours valable pour la littérature algérienne de langue française. J’avais nommé cet ensemble textuel apparemment indéfinissable essai 4, reprenant le terme générique qui semblait évident. J’avais étudié des textes maghrébins écrits en français, pour voir comment un genre particulier pouvait s’acclimater dans une région où le français était une pratique linguistique inédite. J’avais essayé de dégager quelques caractéristiques qui permettraient leur classement sous une même étiquette générique. 1 Cf. F. RECANATI, L’Enonciation et la transparence. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, 1979. Le constat que fait RECANATI à propos de la phrase, considérée comme “transparente” par rapport à un contenu qu’elle exprimerait, est valable pour un genre, l’essai, qui serait expression d’idées déjà présentes. Les citations dans le corps du texte sont données en italiques simples, dans les notes, elles sont entre guillemets. 2 Les frontières entre la Littérature et la non-Littérature s’estompent, mais les pratiques des manuels (ces lieux où la littérature se constitue contre ce qui n’est pas elle) reconduisent souvent les clivages entre les deux domaines. 3 Des études sur “l’essayistique” ont depuis paru : Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982. 4 Cf. Z.ALI BEN ALI, Essai de typologie d’un genre. L’essai maghrébin, thèse de 3ème cycle, Aix-en-Provence, février 1980. 6 Je voudrais continuer ici la réflexion commencée alors en reprenant les questionnements et en les prolongeant. La question est restée quasiment entière : Est-ce une marque du genre que le flottement de la nomination et les pérégrinations du genre ? Je voudrais poser quelques éléments comme base d’une poétique historique, selon la formule de BAKH- TINE, pour un genre dont le statut littéraire (la place dans le champ littéraire) est loin d’être évident. Comment trouver un protocole de lecture pour cette Babel textuelle commencée il y a bien longtemps, marquée par la mort- témoignage du sage au verbe irrépressible, Socrate ? L’attitude de SOCRATE éclaire les positions de tous ceux qui refusent, dans leur discours, l’ordre des choses et des idées. Même s’il ne saurait être question d’aborder une étude de l’essai dans la culture occidentale, les grandes césures d’une histoire intellectuelle projettent, par comparaison, un éclairage sur le corpus retenu. L’essai francophone algérien est, au moins pour une part5, héritier d’une tradition qui lui est parvenue par la colonisation6 et l’école française7. Remonter, même très sommairement, à l’origine (à une origine, l’autre étant surtout du côté de l’oralité de la langue première) d’une pratique discursive permet d’en constiture l’archive (FOUCAULT8) pour en comprendre les lois de production et de mutation. Double héritage, et donc double aspect de l’archive. Cet héritage est direct à travers la lecture des textes, que cette lecture se fasse à l’école ou en marge du corpus des textes lisibles à l’école. Il est indirect et arrive par le genre. En adoptant une attitude critique devant les discours admis l’essayiste se situe dans la lignée de MONTAIGNE. En dénonçant 5 Il faudrait voir en quoi ces textes sont également héritiers d’une autre tradition, celle de la littérature et de la rhétorique arabes. L’un des signes les plus évidents tient à certaines attaques de discours : les salutations du début, les interpellations liminaires, etc. (Cf. le texte de l’Emir KHALED). Sans préjuger d’une étude qui reste à faire, on peut dire que l’oralité qui souvent habite ces essais s’inscrit probablement dans la rhétorique arabe. Une telle étude montrerait une circulation interlinguistique et interculturelle (dans le texte d’un même écrivain) qui viendrait contredire les séparations entre francophones et arabophones. 6 Il faudrait également voir dans quelle mesure il ne s’agit pas de retour. On sait que l’héritage scientifique grec a été repris par les Arabes. Quand quelle mesure des éléments littéraires et rhétoriques ont-ils également été repris ? 7 Christiane ACHOUR a montré comment les textes littéraires (surtout le texte fictionnel) étaient habités par les textes enseignés. Les textes s’élaborent entre réitération et détournement / déconstruction. Cf. C. ACHOUR, Abécédaires en devenir. Idéologie coloniale et langue française en Algérie, Alger, ENAP, 1985. 8 Cf. Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 7 l’injustice, l’inégalité, il dénonce ainsi le scandale en le provoquant ; il est dans la lignée de VOLTAIRE et ZOLA... Comment aborder cette nébuleuse de textes très divers, courts ou plus longs, publiées dans un journal, une revue, réunis avec d’autres sous un titre commun, ou occupant, lorsqu’il s’agit d’un long texte solitaire, l’espace de tout un livre, et même quelquefois de plusieurs volumes ? Comment lire ces textes qui, dans un pays où le français, langue de l’écriture, est pris entre une double pulsion de revendication et de rejet, renouent avec la vocation première du genre, questionnent l’ordre du monde, remettent en question les vérités tranquilles, perturbent les évidences, brouillent les clartés et les frontières...? Pour mener cette étude, je procéderai par sondages dans le corpus, par analyses complètes ou plus parcellaires. J’adopterai ainsi ce qui me semble le principe même du genre : pas de démarche rigoureusement construite, mais une stratégie globale. Le but est de montrer comment des textes fonctionnent, comment ils relèvent d’une pratique discursive qui permet de les regrouper génériquement. Mon travail aura deux visées : tracer une histoire du genre (une poétique historique) dans un contexte précis, celui d’une écriture dans une langue autre. Les articulations historiques et politiques ont des équivalents dans le bloc discursif, sans qu’il y ait forcément une étroite concordance ; esquisser une générique qui permet de dégager les lois de production et de fonctionnement de textes qui sont tenus hors du corpus littérature. Ces lois seront dégagées des textes eux-mêmes qui peuvent ainsi informer leurs lectures possibles. L’analyse de ces textes sera caractérisée par une stratégie de l’étoile- ment qui permet d’aborder le problème de plusieurs côtés, un peu à la manière de l’essai. Je limiterai mon corpus à l’Algérie et prendrai en considération une longue période historique, en allant du geste scripturaire inaugural de Hamdan KHODJA en 1833 aux années de l’indépendance. Restriction donc à un seul pays, ce qui me permettrait de mieux suivre les fluctuations d’une pratique d’écriture, qui malgré son apparente non- conformité à des règles génériques, reconduit de façon plus ou moins visible des modèles, des habitudes, des façons de dire... qui relèvent d’un genre, lui-même assez protéiforme et mouvant pour ne pas être reconnu immédiatement. Restreindre le champ d’étude à un seul pays ne m’empêchera pas de mettre quelquefois en contrepoint un exemple pris ailleurs, pour l’éclairer autrement. Extension dans le temps : remontée vers l’origine du genre en Al- gérie, pour ensuite en suivre les grandes étapes. Car, comme dans tous les pays où le français est une langue à la fois imposée et conquise, une 8 langue de l’extérieur que l’on fait sienne, le genre essai se conjugue très étroitement à l’histoire. En effet, aussi bien au Sénégal, avec par exemple Cheikh Anta DIOP, qu’aux Antilles avec Aimé CESAIRE, qu’en Afrique du Nord avec Albert MEMMI, KATEB Yacine ou Jean AMROUCHE, des hommes exclus de l’Histoire vont devenir acteurs de discours (quelquefois en même temps qu’ils devenaient acteurs politiques)9. Ils disent je et se veulent sujets de leur histoire. Ils prennent la parole un peu comme on prend le maquis, hors des parcours (des discours) convenus, avec et contre les valeurs qui étaient admises jusque-là, instaurant une sorte de guérilla dans le champ discursif organisé et réglé sans eux. SARTRE a senti ce changement d’attitude et de positionnement dans le champ discursif. Dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz FANON, il écrit pour présenter le livre aux lecteurs européens10 : On y parle de vous souvent, à vous jamais […]. Un ex-indigène “de langue française” plie cette langue à des exigences nouvelles, en use et s’adresse aux seuls colonisés […]. Quelle déchéance : pour les pères, nous étions les uniques interlocuteurs ; les fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs valables : nous sommes les objets du discours. SARTRE pointe une nouvelle pratique linguistique et un changement d’interlocuteur. Les fils, qui, comme leurs pères se sont battus pour la France et qui, comme eux, ont cru aux promesses faites, ne se comportent pas comme les pères. On leur uploads/Litterature/ ali-benali.pdf
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- Publié le Dec 18, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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