1 Laurence Moulinier-Brogi « ALIENOR ET LES FEMMES SAVANTES DU XIIe SIECLE » «
1 Laurence Moulinier-Brogi « ALIENOR ET LES FEMMES SAVANTES DU XIIe SIECLE » « Je veux bien qu’on puisse dire d’une personne de mon sexe qu’elle sait cent choses dont elle ne se vante pas, qu’elle a l’esprit fort éclairé, qu’elle connaît finement les beaux ouvrages, qu’elle parle bien, qu’elle écrit juste ; mais je ne veux pas qu’on puisse dire d’elle : c’est une femme savante » (M. de Scudéry, Le Grand Cyrus, 6). Femmes et écriture au Moyen Age Certaines femmes du Moyen Age, on le sait, furent non seulement consommatrices mais aussi productrices d'écriture, et les domaines dans lesquels elles laissèrent leur nom sont très variés, de la poésie à la médecine, en passant par l'art épistolaire, l'hagiographie, le théâtre, l'histoire etc. Or ces écrits attribués à des femmes ne nous sont pas toujours parvenus sans être encombrés d’une couche de soupçon, d’une sédimentation historiographique confinant parfois au négationnisme. On connaît de nombreux exemples, dans l’hagiographie, de femmes s’étant fait passer pour des hommes pour être admises dans des monastères ; mais en littérature, c’est l’inverse que certains esprits plus ou moins chagrins ont voulu supposer. Trota, Hildegarde, Héloïse, toutes ces « femmes savantes » du XIIe siècle furent soupçonnées à un moment ou à un autre de n’être qu’une femme de paille et non de plume, en un jeu de masques que différents chercheurs ont patiemment démonté pour certaines de ces figures : le traité gynécologique mis sous le nom d’une énigmatique Trotula célébrée par Rutebeuf (†1280) dans son Dict de l'Herberie comme "la plus sage dame qui soit enz quatre partie du monde", a vu son auteur changer régulièrement de siècle et de sexe selon les critiques jusqu’à la récente édition et mise au point de Monica Green1. D’autre part, les modalités de ces écritures médiévales étaient très différentes des nôtres. Si la plupart des livres attribués à Hildegarde de Bingen (†1179), par exemple, semblent voir aujourd’hui leur paternité reconnue, encore faut-il y faire la part du scribe et des collaborateurs susceptibles de lui apporter non seulement des compétences grammaticales ou graphiques, mais aussi intellectuelles ; et à la même époque, si l’abbesse du Mont-Sainte-Odile Herrade de Hohenbourg (†1195) est bien l’initiatrice, la force vive d’une entreprise aussi monumentale que son encyclopédie baptisée Jardin des délices, en quoi fut-elle « auteur » au sens où nous l’entendons ? Enfin, il est des femmes savantes qui n’ont rien laissé ou presque, telle Héloïse, morte en 1164 ! Cette dernière était assurément une femme hors du commun, à commencer par l’éducation qu’elle reçut, exceptionnelle même pour les enfants issus de la noblesse. N’a-t-elle pas composé des Problemata (questions d’exégèse biblique posées à Abélard) et sans doute aussi des poèmes ? D’après Abélard lui-même et l’Histoire de ses malheurs, ne récita-t-elle pas quelques vers de la Pharsale de Lucain au moment de prendre le voile ? La correspondance des deux amants révèle qu’Héloïse pratiquait bien sûr “ l’Ecriture sainte, les saints Pères et le plain-chant ”, mais aussi la médecine, le latin, le grec et même l’hébreu, ce dont se souvient la Chronique de Tours (écrite entre la fin du siècle et 1227) qui la qualifie de « litteris latinis et hebraicis eruditam »2. Or cette correspondance avec Abélard a fait couler beaucoup d’encre, mais le débat n’est pas clos : Abélard est-il l’auteur de l’ensemble des lettres ? Est-ce au contraire Héloïse qui, à la mort de son époux, aurait rassemblé et remanié elle-même le dossier complet de leur correspondance ? Jean de Meun, qui la rendit en français à la fin du XIIIe siècle et qui vouait par ailleurs une sincère admiration à Héloïse, ne joua-t-il pas dans la postérité de ce recueil un rôle qui dépassait ses attributions de traducteur ? L'hypothèse d'un Abélard auteur unique des Lettres échangées par les deux célèbres amants a encore quelques partisans, alors que plus personne ne conteste qu’Héloïse fut une des femmes les plus savantes de son époque. 1 Cf. The Trotula, A Medieval Compendium of Women’s Medicine, éd. et trad. M. GREEN, Philadelphie, 2001. 2 Cf. P. DRONKE, Abelard and Heloise in medieval testimonies, University of Glasgow Press, 1976, p. 51. 2 Si l’on a coutume d’appeler Christine de Pizan (†v.1431) « première femme de lettres française », c’est bien que sa production tranche avec ce qui l’a précédée à de nombreux égards ; elle fut laïque, écrivit en français, sur commande ou non, mais des œuvres qui lui permirent d’assurer sa subsistance, ce qu’aucune des femmes ayant laissé quelque œuvre n’avaient recherché jusqu’alors, et enfin ses écrits manifestent une conscience d’auteur, une conscience du fait littéraire dont les indices avant elle sont ténus – ténus mais pas inexistants. Les lettrées du Moyen Age sont certes toutes à considérer comme des figures d'exception, et il n'y a pas de filiation entre Héloïse et Christine de Pizan ! Mais l'émergence de cette dernière à la fin de la période considérée traduit à la fois une évolution du rapport des femmes à l’écriture et une certaine laïcisation de l'écriture, phénomène dans lequel le tournant des XIIe-XIIIe siècles apparaît comme une période-charnière. Au XIIe siècle, si l'on excepte la mystérieuse Marie de France, qui se présente avant tout comme un traducteur voulant empêcher des textes de sombrer dans l'oubli, les rares femmes ayant laissé une œuvre — Héloïse, Hildegarde ou Herrade — avaient vécu dans des milieux monastiques (comme l’anonyme nonne de Barking qui traduisit en ancien français, entre 1163 et 1170, la Vie de saint Edouard) et écrit dans la langue de l'Eglise. Or, dorénavant, ce ne seront plus essentiellement des religieuses qui s’expriment, et le latin ne sera plus leur véhicule privilégié. La renaissance des cours au XIIe siècle Les monastères apparaissent de fait comme un des lieux privilégiés de l’expression d’une culture ou d’une science féminine au beau milieu de la fameuse « renaissance du XIIe siècle ». Ce phénomène, on le sait, est contemporain du renouveau démographique, économique et social qui durera en Occident jusqu'au milieu du XIIIe siècle, et cette renaissance est à rattacher en particulier à l'essor urbain : c'est en ville que se développent au XIIe siècle un certain nombre de centres d'études particulièrement brillants. Mais, dans ce contexte de renouveau, de bouillonnement intellectuel et culturel, si des femmes firent entendre leurs voix ou du moins laissèrent leur nom en littérature, ce n’est pas dans les villes, mais en deux lieux bien distincts, à savoir les cloîtres et les cours. La cour est d'abord un lieu où l'art de vivre noblement se présente sous une forme très aboutie ; à partir du XIIe siècle, ces milieux se présentent aussi comme des centres culturels de première importance. La cour des Plantagenêt, puis celle de Champagne autour de la comtesse Marie, fille d'Aliénor d'Aquitaine, se distinguent par leurs préoccupations littéraires, alors qu’en France, le roi n'entretient une activité littéraire digne de son prestige qu'à partir du siècle suivant. Il ne faut toutefois pas oublier que la cour d’Henri II était celle d’un roi angevin d’origine, ni que, à dire vrai, c’est dès le règne d’Henri Ier Beauclerc (1100-1135) que le foyer culturel de l’Europe semble s’etre déplacé vers la cour d’Angleterre : on sait que ce roi fort cultivé tenait une remarquable cour à Windsor, et que ses deux épouses successives y jouèrent un rôle important, Mathilde d’Ecosse tout d’abord, puis Aélis de Louvain, à qui Benedeit dédia son Voyage de saint Brendan — Mathilde notamment, qui avait épousé Henri Ier en 1100, contribua au développement de la culture littéraire anglaise, tout en jouant un rôle politique non négligeable, comme l’ont montré entre autres de récents travaux sur le patronage des trois « reines Mathilde ». Et c’est à la toute fin du règne d’Henri Ier que Geoffroi de Monmouth entama la rédaction de son Histoire des rois de Bretagne achevée en 1138, point de départ de la matière dite de Bretagne dont l’importance pour la production romanesque postérieure est bien connue. L’éclat de la cour Plantagenêt Avec Henri II, la cour d’Angleterre devint la plus puissante d’Europe, tout en cultivant de plus belle l'art des lettres, comme si l'on s'y rappelait la moquerie lancée au roi de France par Geoffroy le Bel, reprise ensuite par maint auteur et immortalisée comme précepte politique dans le Policraticus de Jean de Salisbury : "un roi illettré est comme un âne couronné". Bon nombre de poètes ou historiens gravitaient autour de cette cour, accompagnant les princes dans leurs déplacements ou dans leurs campagnes, chantant leurs hauts faits mais les critiquant aussi à l’occasion, et certains membres de la famille Plantagenêt paraissent avoir été réellement cultivés à titre individuel, ainsi Richard Cœur de Lion (†1199) ou Henri II lui-même, dont Pierre de Blois (ca 1135-1212) écrit dans une lettre à l’archevêque Guillaume de Palerme : « Chaque fois qu’il peut se reposer de ses soucis et de ses inquiétudes, il s’adonne à la lecture dans un lieu retiré ou au milieu d’un cercle de clercs, s’efforce de résoudre une uploads/Litterature/ alienor-et-les-femmes-savantes-du-xiie-s-pdf.pdf
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- Publié le Jan 01, 2023
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