23/10/2014 Africultures - Analyse - Sembène écrivain : pour chaque cible, un no

23/10/2014 Africultures - Analyse - Sembène écrivain : pour chaque cible, un nouveau style d'opposition http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=6982 1/6 11|10|2007 analyse > littérature / édition SEMBÈNE ÉCRIVAIN : POUR CHAQUE CIBLE, UN NOUVEAU STYLE D'OPPOSITION Blandine Stefanson (The University of Adelaide) Dès la sortie de son premier roman, Le Docker noir (1956), Sembène s'est vu reprocher son style " négligé ", et jusqu'à son dernier grand roman, Le Dernier de l'empire (1981), même ses lecteurs enthousiastes ont formulé des réserves du genre, " un effort supplémentaire de sa part serait nécessaire " (Berte, 176). Les critiques se sont passionnés pour sa représentation de l'Afrique, de ses habitants et surtout des femmes, sans trop s'occuper de son talent d'écrivain. Son œuvre littéraire féconde a suscité des études sociologiques et idéologiques plutôt qu'esthétiques. Certes, au cours de ses multiples entretiens, Sembène lui-même a alimenté sa réputation de " marxiste ", ce qui a pu détourner ses lecteurs de sa réussite littéraire. En même temps, Sembène n'a cessé de revendiquer son droit et son désir de faire une œuvre artistique, et il a célébré dans ses romans les arts et artisanats africains (sculpture et musique surtout ainsi que l'orfèvrerie et les objets d'usage décorés). Plutôt que la version du marxisme de Sembène, bien connue désormais, c'est le lien entre l'opposition politique et la créativité des styles littéraires de l'artiste que cet article espère faire valoir. Sembène est resté jusqu'au bout l'inspirateur qui entraîne ceux qui veulent bien le suivre, en littérature tout d'abord, comme " chef de file " du roman engagé, selon Snyder (1976 : 69-71), puis au cinéma, " I am a Sembene solder " (Je suis un soldat de Sembène), clame le cinéaste éthiopien américain Haïle Gerima (in Givanni, 127). Si, par tempérament, Sembène est l'éternel opposant, sur le mode littéraire, il s'est renouvelé incessamment. Nous montrerons qu'il a modifié ses styles d'opposition en conformant les registres de sa narration à la structure de la cible qu'il voulait atteindre. En somme, il a voulu remédier à un certain mal en en prenant l'apparence ; sa marque est l'opposition homéopathique. Ainsi, pour affronter l'organisation sans faille de l'exploitation coloniale dans Les Bouts de bois de Dieu, Sembène met en scène un univers de défense dans lequel chacun tient sa place avec autant de fermeté que les préposés aux rouages de l'administration coloniale. Il ne s'est pas contenté de faire une œuvre " dérivée " des modèles européens, pour reprendre l'expression de Partha Chatterjee, par exemple en démarquant dans Les Bouts de bois de Dieu la grève des mineurs de Germinal, comme on entend dire. Nous verrons d'abord que l'apparence européenne du roman de Sembène est une stratégie esthétique pour combattre la domination européenne. Ensuite, au cours des ans, l'écrivain a renforcé la part de dérision dans la dérivation, en parodiant l'objet de son attaque. Les nouvelles Véhi-Ciosane et Le Mandat ont été sélectionnées pour leur remise en question de la tradition africaine et de la néocolonie, et le Dernier de l'empire, pour son approche carnavalesque d'un état africain soi-disant démocratique. Les Bouts de bois de Dieu : architecture et syntaxe au service du changement Dans le récit de la grève qui sert de charpente au roman de libération de Sembène, la multitude de personnalités distinctes va à l'encontre de la notion coloniale de tribu, soit la horde motivée par des rituels mais dépourvue d'aspirations individuelles. Hommes, femmes et enfants ont un rôle déterminant pour faire aboutir la grève. A cet effet, le romancier érige une œuvre architecturale soutenue par une formidable symétrie des incidents et des fonctions de chacun au sein des groupes. Ainsi, les tragédies se font écho d'un camp à l'autre. Au plus fort de la grève, le contremaître Isnard, surpris par des adolescents en vadrouille, tue deux enfants sur le coup et blesse Gorgui qui décèdera plus tard : c'est à ce prix que la Régie du Dakar-Niger ouvre les négociations. Au terme de la grève, Béatrice, l'épouse d'Isnard est tuée d'une balle perdue, pour compenser peut-être, en un double sacrifice égalitaire, la mort de Penda, la dirigeante des marcheuses de Thiès à Dakar. De nombreux chercheurs traitent des femmes du fait que les épouses des grévistes sont mieux pourvues en singularité que leurs hommes. Toutefois, une classification rapide des hommes montrera que des dirigeants potentiels se profilent dans les trois lieux de la grève et préfigurent un univers africain structuré qui se substituera au contrôle colonial. Le réseau des chefs de la future nation Tous les grévistes s'en remettent à un chef moral, du nom de Bakayoko, que Wole Soyinka voit comme " une création prométhéenne ", conçue pour dérober le pouvoir de " l'autre divinité, la super réalité coloniale " (Soyinka, 117). Sembène définit cet émissaire des roulants comme la sève et l'âme de la grève tandis que Lahbib, le comptable, en est le cerveau (290-1). Bakayoko, le Bambara qui maintient l'unité des grévistes en faisant ses discours en quatre langues, exerce son ascendant sur tous, bien qu'il ne fasse son entrée de plain-pied que vers le dernier quart du roman, pour négocier avec la Régie DN (264). Entre temps, le lecteur doit démêler qui est qui dans cet imbroglio de cheminots. Chacun des trois centres de la grève (Bamako, Thiès, Dakar) est géré par un secrétaire syndical timoré qui acquiert peu à peu des qualités identifiables. A Bamako, l'indécis Konaté surmonte la torture ; à Thiès, Lahbib, le comptable, a le don de la communication ; à Dakar, Alioune, l'homme pratique, organise la distribution d'eau. Au demeurant, à moins de recevoir l'aval de Bakayoko, les trois dirigeants locaux restent limités. Chacun de ces secrétaires effacés a un double qui, de par sa personnalité ou sa fonction, semble l'éclipser : à Bamako, à l'opposé de Konaté, Tiémoko est une forte tête qui emprunte à La Condition Humaine de Malraux l'idée de faire juger les briseurs de grève ; à Thiès, contrairement à Lahbib qui écoute les travailleurs, Doudou, secrétaire de la Fédération, préfère le son de sa voix ; à Dakar, Daouda surnommé " Beaugosse " recueille plus de prestige pour son écriture que ne pourra briguer Alioune avec ses corvées d'eau. Autrement dit, ces " petits chefs " recherchent leur succès dans la grève plutôt que le succès de la grève, ce qui les neutralise finalement. Tiémoko, l'admirateur de Malraux à Bamako, est désemparé par le télégramme qui lui annonce la fin de la grève (364). À Thiès, toujours penché sur son prochain discours, Doudou tombe malade et meurt le lendemain de la résolution du conflit (344). À Dakar enfin, Beaugosse quitte le syndicat et devient magasinier pour les Français (322). 23/10/2014 Africultures - Analyse - Sembène écrivain : pour chaque cible, un nouveau style d'opposition http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=6982 2/6 Dans le même temps, les secrétaires modestes s'affranchissent également de leur guide révolutionnaire, mais c'est pour continuer la lutte. Konaté s'y prend mal : endurci par la torture, il veut tuer son tortionnaire (le gendarme Bernardini). On n'entend plus parler de lui après cet éclat désapprouvé par Fa Keita, l'aîné qui met en garde les militants contre la revanche : " [...] il ne faut pas que la haine vous habite " (367). Alioune, l'organisateur, s'enhardit jusqu'à reprocher à son modèle syndical de ne pas comprendre les hommes. Quant à Lahbib, le remplaçant de Doudou, il admoneste lui aussi le super leader Bakayoko, mais amicalement : il lui donne son congé, et en effet, le Lénine africain rejoint son épouse et sa fille, toutes deux héritées d'un frère décédé (368). Lahbib, mine de rien, imposera aux Français la négociation que l'intransigeant Bakayoko avait failli faire échouer. Le rôle " prométhéen " du chef suprême cesse donc lorsque les êtres ordinaires se surpassent sans pour autant opprimer autrui. Rien ne suggère en effet que Lahbib embrasse le culte de la personnalité. Au contraire, le conseil qu'il donne à la mère de Gorgui, l'un des trois adolescents tués par Isnard (250) - " ce n'est pas la haine qui doit nous guider " (295) - rejoint celui des personnages secondaires spirituellement importants : Fa Keita, le musulman qui a transmis sa force pacifique aux prisonniers (368), et Maimouna, l'aveugle, qui a légué à une inconnue la légende du guerrier Coumba dont la devise fournit la dernière ligne du roman : " mais heureux est celui qui combat sans haine ". Aujourd'hui, avec presque cinquante ans de recul, bien après la chute du bloc soviétique, le socialisme africain qui sous-tend Les Bouts de bois de Dieu évoque l'utopie, autant dire l'imaginaire. Mais lors de la publication du roman juste avant l'indépendance, le réseau communautaire de gestion qui rassemblait les grévistes et leurs familles était un chant de triomphe : l'union imaginée par Sembène proclamait l'effritement du monopole français sur les ressources du pays et glorifiait la capacité naissante des Africains à se gouverner eux-mêmes. La syntaxe classique se fait arme anticoloniale Comme exemple de style d'opposition homéopathique, je m'arrêterai au concept d'aspect, dans l'emploi des verbes. Au début du roman, dans la uploads/Litterature/ africultures-analyse-sembene-ecrivain-pour-chaque-cible-un-nouveau-style-d-x27-opposition.pdf

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