La métalepse, aujourd’hui * John Pier et Jean-Marie Schaeffer CRAL (CNRS/EHESS)

La métalepse, aujourd’hui * John Pier et Jean-Marie Schaeffer CRAL (CNRS/EHESS) Qu’est-ce qu’un récit ? Quelle est son organisation interne ? Quels sont les liens entre ce qui est raconté – l’histoire – et la manière dont cela est raconté – la narration ? Qui est à la source de l’information narrative ? Quelle est la relation que cette source entretient avec l’histoire narrée ? Quel est le statut de la source narrative : est-ce une instance impersonnelle ou un narrateur incarné ? À qui la narration est-elle adressée : à un sujet qui lui-même relève de l’histoire narrée ou à un lecteur extérieur ? Quel est le rapport entre le temps de la narration et le temps de l'histoire ? Comment la durée de la narration est-elle couplée avec la durée de l'histoire ? Quelle est la gestion des ellipses narratives ou au contraire des étirements ? Mais aussi : est-ce que les possibles narratifs – dont on vient d’énumérer quelques exemples – se déclinent pareillement dans le récit à visée référentielle et dans le récit de fiction ? Quelles libertés le récit de fiction peut-il prendre avec ce qui définit un récit bien formé dans le domaine de la narration référentielle ? Que reste-t-il de la distinction narration-histoire dans la cas de la fiction, puisque l’histoire n’y est pas posée comme existant en amont de la narration mais est engendrée par elle ? Toutes ces questions et bien d’autres encore sont au centre de l’analyse formelle du récit, et notamment de ses développements contemporains connus sous la dénomination de « narratologie ». Durant les années 90 du siècle qui vient de finir, il était de bon ton de déclarer la narratologie morte et enterrée, puisque (pensait-on) elle était indissolublement liée à un « paradigme caduc » : le structuralisme. Paradoxalement, ce jugement n’a en rien entamé l’usage des notions développées par cette même narratologie. Tout au contraire, elles ont été versées dans le grand pot commun des notions littéraires dont l’usage, souvent non réfléchi et généralement idiosyncrasique, est le pain quotidien des études critiques, des dissertations de terminale, des mémoires de maîtrise, voire des thèses de doctorat. Plus peut-être que le dédain théorique, c’est cet usage irréfléchi et mécanique qui a causé du tort à la narratologie, donc à l’analyse du récit. Car, comme le montre l’échantillon de questions présenté en ouverture, la narratologie n’a pas vocation à être une simple trousse à outils dans laquelle on peut puiser selon les besoins du moment lors de l’analyse critique des textes. L’ambition de l’analyse du récit n’est pas d’être un outil scolaire, mais de développer un ensemble d’hypothèses (empiriquement falsifiables) concernant la nature du récit, ses différents types, ses modes d’engendrement, ses constantes et ses variables constructives. Pour le dire autrement, la narratologie a comme ambition d’apporter une contribution réelle à une meilleure compréhension d’une activité mentale et symbolique qui joue un rôle central dans la manière dont les humains vivent leur identité propre et leurs relations avec leurs congénères. S’inscrivant dans l’esprit de la réflexion qui précède, Métalepses, par le biais d’un regard à la fois soutenu et varié de la métalepse, aimerait apporter la preuve que loin d’être dépassée ou de n’être plus qu’un outil mécanique d’analyse, la narratologie est un champ de recherche plus dynamique que jamais et que les études littéraires – et plus largement les sciences humaines et sociales – ne sauraient se passer de ses apports. Parmi les moyens d’analyse développés au cours du vingtième siècle dans le domaine des études littéraires, la narratologie est un de ceux – et ils ne sont pas si nombreux que cela – qui ont fait leurs preuves. Elle constitue – à côté de l’analyse formelle de la versification ou encore de la génétique – un des rares domaines d’analyse théorique dans le domaine littéraire auxquels correspond un programme de recherche clairement défini et comportant un ensemble de procédures de contrôle empirique assez explicites pour permettre une validation intersubjective relativement fiable. Plus fondamentalement, depuis sa genèse dans les années soixante (avec les travaux de Genette en France ou ceux de Stanzel dans les pays germanophones), la narratologie n’a cessé de se développer, de se complexifier et de se diversifier. Comme en témoigne les contributions à Métalepses, cette vitalité est particulièrement forte sur un plan international où, notamment outre-Rhin et outre-Atlantique, les recherches narratives de ces dernières années se sont beaucoup nourries de la narratologie française, en même temps qu’elles ont tenté d’explorer des domaines inédits. Les évolutions récentes de la narratologie témoignent ainsi non seulement de l’intégration de nouveaux modèles épistémologiques, mais aussi d’un élargissement de son champ d’analyse à d’autres formes d’expression artistique ainsi qu’à des systèmes représentationnels non artistiques. * Il peut sembler étrange qu’un recueil qui se propose de démontrer que l’analyse formelle du récit, loin d’être une chose du passé, est un programme de recherche fertile dans le champ des études littéraires, soit consacré à une notion – la métalepse – qui risque de paraître ésotérique à quiconque ne pratique pas l’analyse narrative. En fait, le lecteur de Métalepses aura vite fait de se rendre compte que loin d’être une notion ésotérique, la métalepse constitue le point de croisement de tout un ensemble d’interrogations fondamentales concernant le récit de fiction, voire plus généralement, certaines modalités du fonctionnement de la représentation mentale comme telle. Si l’on ne s’en rend pas toujours compte, c’est d’abord parce que, identifiée voici une trentaine d’années, la métalepse narrative a, curieusement, été peu théorisée jusqu’à ce jour ; mais c’est aussi parce qu’on n’a pas pris la mesure du fait que, sous d’autres dénominations, le processus métaleptique a fait l’objet de réflexions souvent décisives dans d’autres disciplines et à propos d’autres types de représentations (visuelles, conceptuelles, psychologiques, etc.). Il nous a donc paru important d’en approfondir le questionnement à la lumière des développements théoriques actuels, et ce en privilégiant une démarche transdisciplinaire, afin d’ouvrir des pistes vers une réflexion nouvelle sur le récit dans ses rapports avec d’autres phénomènes artistiques et, plus largement, représentationnels. Nous avons été fortifiés dans cette démarche par les relations de collaboration existant entre le Centre de recherches sur les arts et le langage et le Groupe de Recherche en Narratologie de l’Université de Hambourg, dirigé par Wolf Schmid, et par l’existence au sein de cette équipe d’un séminaire intitulé « Transgressions paradoxales des niveaux de communication et/ou d’existence dans les narrations littéraires : les procédés narratifs de la mise en abyme, de la métalepse, de la méta-/hypo- et pseudo-diégèse », animé par Klaus Meyer-Minnemann. Ceci nous a incités à organiser un colloque international avec nos collègues allemands et en collaboration avec le Centre d’études et de recherches comparatistes de l’Université de Paris III, dirigé par Jean Bessière. Intitulé « La métalepse, aujourd’hui », il s’est déroulé à l’Institut Goethe de Paris les 29 et 30 novembre 2002. Les travaux issus de cette rencontre, assemblés dansMétalepses, témoignent non seulement de la diversité d’approches ouvertes à l’étude du procédé, mais aussi d’une synergie impressionnante face à un phénomène dont les effets s’étendent bien au-delà de ceux d’un simple détail textuel. * Qu’est-ce donc qu’une métalepse ? Ce texte de présentation n’est évidemment pas le lieu d’apporter une réponse à cette question qui agite toutes les contributions au volume. Il convient pourtant de décrire en quelques mots les faits narratifs qui sont identifiés par le terme. Le lecteur se rendra compte par la même occasion qu’il s’agit d’un phénomène qu’il rencontre régulièrement dans les récits de fiction et dans les fictions cinématographiques, mais aussi dans le champ de l’art figuratif. La notion a été introduite dans le champ de l’analyse du récit par Gérard Genette dans Figures III. Les trois pages qu’il y avait consacré à la notion restent d’ailleurs toujours dans le point de mire des travaux actuels. En ce sens, les contributions au présent ouvrage constituent un approfondissement de ces lignes de réflexion encore riches, esquissées il y a plus de trente ans. Il apparaît notamment qu’alors même que les développements de Genette mettaient l’accent sur la définition formelle de la métalepse et sur ses aspects fonctionnels par rapport à d’autres catégories du récit, elles contenaient également l’embryon de bon nombre de préoccupations partagées par les auteurs représentés dans l’ouvrage. Exemplaire à l’égard de cette visée nouvelle est l’article de Genette, extrait de son dernier livre : Métalepse. De la figure à la fiction Le terme lui-même avait été repris par Genette à la rhétorique. Ballottée à travers sa longue et complexe histoire entre synonymie et métonymie, la métalepse, comme il ressort de la contribution de Philippe Roussin en particulier, est tirée d’un côté vers l’allusion, l’euphémisme, la litote, l’hypotypose, voire l’allégorie, substituant l’expression indirecte à l’expression directe (Fontanier), et de l’autre, vers le transfert temporel pour devenir un type de métonymie qui exprime la cause pour l’effet ou l’effet pour la cause (Dumarsais). De là, il reste un pas à franchir – la transgression des niveaux narratifs – pour la mise en place du uploads/Litterature/ la-metalepse.pdf

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