Approches sociocritiques : « Objets, travail et société chez Michel Houellebecq
Approches sociocritiques : « Objets, travail et société chez Michel Houellebecq » Corpus : Extension du domaine de la lutte, Maurine Nadeau, Paris, 1994 Les particules élémentaires, Flammarion, Paris, 1998 Blandine Bajard La question de l’influence de la réalité sur la littérature et de celle de la littérature sur notre organisation sociétale s’est posée dès l’Antiquité avec les travaux de Platon exposés dans La Poétique. La théorie de la littérature comme « reflet de la société » prendra dès lors une dimension de plus en plus importante, jusqu’aux années 1970 où des critiques comme Pierre Macherey affirment que, par exemple, « [l’auteur] assiste dans son œuvre même à la rencontre, des figures qu’il a créées, – et qui déterminent, dans les limites de l’œuvre, la réalité »1. La rencontre de la sociologie avec la littérature et les recherches et approches sociocritiques auront alors une influence considérable dans l’appréhension de l’analyse littéraire. La littérature contemporaine a ceci de particulier qu’il est difficile de trouver le recul nécessaire à son étude critique. Le problème de la distance historique qui se pose souvent lors de l’étude de textes anciens est alors renversé. Pourtant, les problématiques de distances temporelles se retrouvent tout autant lorsqu’une dizaine ou une vingtaine d’années seulement séparent une œuvre de sa recherche critique. En lieu et place des incompréhensions culturelles ou langagières, on se retrouve avec un objet d’étude si proche de notre temps que la critique que l’on peut en faire se situe possiblement dans une optique biaisée par la subjectivité des propres vécus du commentateur. 1 Pierre MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966 1 Sans appliquer cette théorie de la littérature comme miroir de la société à l’ensemble de la production littéraire, on peut néanmoins lui trouver un juste écho dans la littérature « réaliste » contemporaine (fin du XXe siècle) et notamment dans les romans de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires, qui narrent tous deux des parcours familiaux et sentimentaux un peu bancals, mais ancrés dans la réalité de façon quasi chirurgicale. Houellebecq se situe dans un mouvement contemporain qui cherche à dater son œuvre. Les références historiques sont nombreuses dans ces deux romans ; autant de dates, d’anecdotes et d’objet identifiables temporellement qui lui permettent d’inscrire ses récits dans un réel proche, si ce n’est quasi immédiat. L’insertion de ces objets, ces réalia - ou réalèmes, qui sont, selon Itamar Even-Zohar2 « les éléments d’un répertoire culturel » – participe tout autant à une mise à distance de son texte qu’au développement d’une série de réflexions et de théories socio-philosophiques sur son époque. La question est de savoir de quelle façon Houellebecq s’y prend pour faire de l’objet ce vecteur quasiment tout puissant, ce reflet d’une société contemporaine sous le prisme houellebecquien – puisque tout monde rapporté par son auteur l’est dans les limites de sa subjectivité. La première réaction du lecteur à la lecture des romans de Houellebecq est cette sensation de partager les mêmes références culturelles que l’auteur. Cette stratégie qui passe par l’utilisation systématique des réalia permet d’instaurer plus rapidement le pacte de lecture. Séduction du lecteur. Houellebecq pose les bases d’un monde proche de celui du lecteur, qui lui est contemporain, et l’auteur joue de cette identification à laquelle le lecteur va arriver. La « Peugeot 104 »3 du narrateur d’Extension du domaine de la lutte est un clin d’œil, certes discret, aux voitures alors en circulation dans les années 70-80 – le roman étant paru en 1994, on sent que l’auteur cherche là à toucher un lectorat dans la trentaine ou quarantaine. Mais la discrétion d’une telle référence isolée devient une stratégie de séduction quand toutes les références isolées finissent par former une somme non négligeable. Moins d’une page après la mention de la « Peugeot 104 », 2 Itamar EVEN-ZOHAR, « Constraints of Realeme Insertability in Narrative », in Poetics Today, Vol 1:3, 1980, p.65-74 3 Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, Maurine Nadeau, Paris, 1994, p.12 2 l’auteur place le nom d’une autre marque, « Saupiquet »4, puis « FNAC »5, « Nouvelles Galeries »6…La liste n’est pas exhaustive mais montre la régularité de l’emploi de ce procédé. Dans Les Particules Elémentaires, on peut noter dès la cinquième ligne du roman la mention de la marque « Brandt »7, puis « Toyota »8, puis la « Golf »9. Bien que la construction paraisse moins artificielle dans ce second récit, car noyée dans une masse bien plus dense, Houellebecq utilise les mêmes mécanismes : une juxtaposition de repères familiers, de références communes. Ces références participent à la création d’une atmosphère d’instantanéité ou tout au moins d’une extrême contemporanéité. Houellebecq parvient ainsi à dater son récit, à en faire une fiction d’un réalisme cru puisque ancré dans une époque précise et dans le même temps à séduire un lecteur ravi d’avoir des repères, de reconnaitre tel objet, de pouvoir visualiser sans peine un tel autre objet qui est encore ou était encore il n’y a pas si longtemps en circulation. Au-delà de ce premier cadre, il pousse le lecteur à s’identifier à ses personnages et à entrer dans sa fiction grâce à un procédé somme toute assez simple : l’appel à la nostalgie. L’auteur joue avec les sentiments du lecteur à un double niveau. Le premier niveau est celui de l’insertion d’un objet très réaliste comme le nom d’une marque ou d’un magazine, comme « Pif»10 dans Les particules élémentaires, et le second niveau celui d’un appel aux souvenirs du lecteur en détaillant le plus possible, et sur la longueur, l’achat et l’intérêt d’un tel objet pour le personnage : « il ne l’achetait pas surtout pour le gadget, mais pour les récits complets d’aventure »11, il « admirait tous les héros de Pif mais son préféré était sans doute Loup-Noir »12. Il permet d’établir une connivence avec le lecteur, de lui faire voir et sentir que le personnage est proche de lui, qu’avec les histoires des héros indiens et du « collier de trois griffes »13 de Rahan, ils ont eu les mêmes lectures, et pourquoi pas vécu les 4 Ibid, p.13 5 Ibid, p.24 6 Ibid, p.77 7 Michel HOUELLEBECQ, Les particules élémentaires, Flammarion, Paris, 1998, p.17 8 Ibid, p.18 9 Ibid. 10 Michel HOUELLEBECQ, Les particules élémentaires, Flammarion, Paris, 1998, p.45 11 Ibid. 12 Ibid, p.46 13 Ibid, p.48 3 mêmes expériences : « En avril 1970 parut dans Pif, un gadget qui devait rester célèbre : la poudre de vie »14. Le choix du mot « célèbre » est assez caractéristique du procédé de l’auteur, c'est-à-dire qu’il place le lecteur dans une position où il se doit de connaitre un évènement précis sans quoi il se retrouve écarté du souvenir nostalgique. On peut dire alors qu’il impose au lecteur une histoire commune, des références communes, mais qui ne provoquent pas seulement l’identification du lecteur à ses personnages. En effet, le processus est transversal et atteint l’auteur : le lecteur sent qu’il partage les mêmes références que Houellebecq. La confiance est donc établie entre ces deux pôles, le jeu de séduction a eu lieu et a fonctionné. Néanmoins, ce stratagème a ses limites, qui sont que les mécanismes dont use Houellebecq sont finalement assez facilement identifiables : après « Pif », c’est « Le Journal de Mickey »15 qui est mentionné dans Les particules élémentaires, dans Extension du domaine de la lutte, c’est « Le Club des Cinq »16. C’est la profusion des mêmes procédés, la répétition de la stratégie qui la porte aux yeux du lecteur. Dans son premier roman, l’évocation des « Nouvelles Galeries »17 et de leur utilité s’effectue sur deux pages, avec la mention du magasin trois fois et avec toujours ce rappel à une expérience commune connue, ici une chanson publicitaire entêtante18. Les appels à la nostalgie peuvent être bénéfiques pour établir et conserver la connivence existant entre le lecteur et l’auteur, comme autant de repères fonctionnant « comme des symboles chargés de marquer et de représenter des positions pertinentes de l’espace social »19, une manière de dire que l’auteur et le lecteur appartiennent au même monde, temporel mais aussi social. Ce procédé consistant à se servir de l’objet comme un vecteur de retrouvailles mémorielles fonctionne en contrepoint avec un autre usage des réalia ; celui de la caractérisation socioprofessionnelle des personnages. Caractérisation socioprofessionnelle. 14 Ibid. 15 Ibid, p.65 16 Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, Maurine Nadeau, Paris, 1994 p.39 17 Ibid, p.76 18 Ibid, p.77 19 Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, Seuil, collection « Points », Paris, 1992. 4 L’obsession de Houellebecq sur la catégorisation socioprofessionnelle de ses personnages est particulièrement visible dans Extension du domaine de la lutte – où elle apparait dès les premières pages avec « un collègue de travail », « des cadres moyens »20. Elle fait évidemment aussi une apparition marquée dans Les particules élémentaires avec « un jeune chercheur »21, « une collègue aux cheveux noirs », uploads/Litterature/ approche-sociocritique-houellebecq.pdf
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- Publié le Sep 07, 2022
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