Professeur René Etiemble Sens et structure dans un Essai de Montaigne In: Cahie
Professeur René Etiemble Sens et structure dans un Essai de Montaigne In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1962, N°14. pp. 263-274. Citer ce document / Cite this document : Etiemble René. Sens et structure dans un Essai de Montaigne. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1962, N°14. pp. 263-274. doi : 10.3406/caief.1962.2232 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1962_num_14_1_2232 SENS ET STRUCTURE DANS UN ESSAI DE MONTAIGNE Communication de M. ETIEMBLE {Sorbonně) au XIIIe Congrès de Г Association, le 26 juillet 1961. Un demi-siècle au moins durant, ce fut à qui mettrait en pièces et en fiches chacun des essais de Montaigne afin d'en isoler quelques thèmes : expérience et raison, scepticisme ou stoïcisme, pédagogie, etc.. Étrange méthode, car enfin, lorsqu'un écrivain s'est donné la peine ou le plaisir — géné ralement les deux — de composer un certain nombre d'œu- vres portant chacune un titre, de quel droit, sous le fall acieux prétexte de mieux lire, commencez-vous par détruire cela justement qu'a construit l'écrivain ? Dès 193 1, année où Jean Thomas, lors de son cours d'agré gation à Normale supérieure, m' éclaira l'essai de la Vanité, j'entrevis l'importance de l'ordre et de la composition pour l'intelligence des grands textes du livre trois. J'attendis pourtant une vingtaine d'années, et un cours d'agrégation que je dus faire aux étudiants de Montpellier, pour étudier à nouveau les Essais. Si le temps m'est accordé de rédiger quelque jour le Montaigne que j'ai en notes, je me propose d'en consacrer une part non médiocre aux rapports entre la structure et le sens. A peine pourrai-je esquisser aujourd'hui, à propos des Coches, ce que j'entrevois là-dessus. # # # En choisissant cet essai-là, j'ai mes raisons. D'abord, il est 264 ETIEMBLE bref, et le temps de parole nous est strictement mesuré. Ens uite, il passa longtemps pour « l'un des plus déconcertants en apparence » (Jasinski). M. Pierre Villey poussait plus loin sa critique, et n'y discernait que « chaos inextricable ». Ce qui revenait à confirmer une longue tradition : Sainte- Beuve affirme déjà dans Port-Royal que Montaigne « n'a vait pas la conception d'ensemble », que « l'invention du dé tail et le génie de l'expression lui tenaient lieu des autres parties ». Fortunat Strowski répète en son Pascal que, pour peu qu'un essai « dépasse les limites moyennes », Montaigne « ne domine plus très bien et ordonne un peu confusément sa matière. » Pierre Champion n'hésite point à lâcher le mot : Montaigne a quelque peu « bâclé » son livre. Gide enfin, qui se voulait sans prévention, ne croit-il pas habile de consigner en son Journal (30 novembre 1924) que la défiance qu'avait Montaigne de sa mémoire le « dissuade de réserver rien de ce qui lui vient à l'esprit, en vue d'une présentation plus sa vante et mieux ordonnée ». Troisième raison de mon choix : l'essai des Coches a tant déconcerté les érudits que, depuis un quart de siècle, on dépense autant de soin à y surim poser des structures qu'on en mettait jadis à y jeter la confusion. Mlle Wittkovver réagit contre la tradition. Dès 1935 {Fie Form der Essais von Montaigne), elle discerne aux grands essais un « ordre » rigoureux. Mais quel singulier parti pris que le sien ! Formée sans doute par des maîtres habitués à dépecer les œuvres vives de Montaigne, elle morcelé tout le livre III en sections et sous-sections où alternent avec une déconcertante régularité ce qu'elle appelle une Philosophische Betrachtung (abrégé en Phil. В.) et toutes sortes d'exemples qui auraient pour fin d'illustrer ces considérations philo sophiques ; selon les cas, il s'agit de Beispiele Ueberlieferung (Beisp. Ueb.), de Beispiele historisch (Beisp. H.), de Beis piele Erfahrung (Beisp. Erf.), et de Selbstcharakteristik (Selbstch.), c'est-à-dire d'exemples empruntés à la tradition, à l'histoire, à l'expérience, ou à la vie, aux mœurs, au carac tère de l'auteur. De sorte que le plan des Coches prendrait l'allure que voici : Phil. В. — Beisp. Ueb. — Phil. В. — SENS ET STRUCTURE DANS UN ESSAI DE MONTAIGNE 20$ Seïbstch. — Beisp. Ueb. — Phil. В. — Selbstch. — Beisp. H. — etc., etc. Lors même qu'elle recoupe ce que je crois le vrai plan de l'essai, cette marquetterie réussit à en cacher la gravité. C'est ainsi que Mlle Wittkover classe sous Philosophische Betrach- tung les pages qui traitent de ce que doit être la vertu des rois : de la métaphysique, en quelque sorte ! Toutefois, et comme si elle aperçût son erreur, elle ajoute : « Montaigne gibt seine persônlichen Gedanken uber Regierung (dièse Gedanken sind nicht rein abstrakt gegeben). » Montaigne donnerait donc là ses opinions personnelles sur le pouvoir, et ces ré flexions ne seraient point présentées sous une forme rigou reusement abstraite. Quant à cette idée fixe : obtenir, coûte que coûte, une alternance Philosophische Betrachtung et Beis- piele divers, elle incite Mlle Wittkower à classer comme con sidération philosophique la référence au mal de mer qui n'est, de toute évidence, qu'un des deux Beispiele, un des deux exemples dont l'écrivain illustre notre inaptitude à com prendre les causes ! Sans reprendre à son compte la thèse de M. Villey selon qui les Coches ont dû être composés « en deux ou peut-être en trois fois, et à mesure des lectures de Montaigne », selon qui, de plus, le titre de l'essai, choisi probablement à l'i ntention du premier de ces morceaux, « resta pour l'ensemble quand l'essai se fut amplifié et diversifié », M. Pierre Moreau, dans son Montaigne, s'accorde avec son prédécesseur pour considérer que l'essai des Coches devrait plutôt s'intituler « du luxe ». A son avis, les deux derniers alinéas des Coches « recèlent la clef du chapitre tout entier [...] aveu d'une double digression, d'où [Montaigne] se dégage en deux temps, et par un double mouvement. » Ce que contredit l'hypothèse de R. A. Sayce, dans French Studies (janvier 1954, pp. 1-16). Soit que cet universitaire ait pris à la lettre une remarque de Hugo Friedrich, p. 415 de son beau Montaigne : « Die nur noch assoziative Komposition eines Montaignischen Essays ist in der Tat das àusserste Gegenbild zur lateinischen Hu- manistenprosa, auch zu vulgârsprachlichen Werken wie etwa Calvins Institution chrétienne », soit qu'il donne lui aussi 2Ó6 ETIEMBLE dans la mode abaroquisante à quoi nous devons la récente et ingénieuse interprétation de l'essai XIII (De Г Expérience par M. Michael Baraz (Bibliothèque d'Humanisme et de Renais sance, 1961, pp. 265-281), (« structure baroque, en somme »), M. Sayce, qui se réclame des « vues obliques », ou des « cro- tesques » de Montaigne, voit dans les Coches un exemple de « logic but free association », une façon de tunique sans cou ture : « wonderful seamless fabric : all trace of symmetrical order is eliminated but the order of free thought is always maintained » ; bref, « a perfect illustration of einheitliche Ein- heit, unusually perfect perhaps. » Telle serait alors la genèse des Coches : Causes du mal de mer : la PEUR. Pas de PEUR en MOI. MOI je ne supporte pas les Coches. Les COCHES sont parfois traînés par d'étranges bêtes chez certains ROIS. Les ROIS ne devraient pas être prodigues, mais SINCÈRES. SINCÈRES, nos aïeux, si nous les comparons à NOUS. NOUS n'avons guère progressé dans notre CONNAISSANCE de l'histoire. A propos de notre CONNAISSANCE du MONDE, on vient de découvrir un NOUVEAU MONDE. Retombons à nos COCHES. Les COCHES au NOUVEAU MONDE. Qui ne reconnaît là le mécanisme littéraire ou mental qui enchantait les garnements dont je fus : BOIS de camPÊCHE; PÊCHE à la LIGNE ; LIGNE de FOND ; FOND de CULOTTE ; CULOTTE de ZOUAVE ; ZOUAVE d'A- FRIQUE ; FRICASSER ; CASSER du BOIS ; BOIS de camPÊCHE, etc.. Ce système a ceci de commun avec celui de Mlle Wittkover que des formules comme « kings should not be liberal », ou « attack on Spanish cruelties in NEW WORLD », encore qu'elles signalent deux des idées de l'essai, les réduisent à n'être que deux idées parmi beaucoup d'autres, et neutrali sées par cette idée plus générale que ce ne sont là que de libres associations, à peine plus dangereuses par conséquent que les cadavres exquis de surréalisme. Ceci du moins paraît dès maintenant acquis : s'il était vrai que les Coches furent composés en trois temps au hasard des lectures de Montaigne, on s'expliquerait mal qu'ils soient composés SENS ET STRUCTURE DANS UN ESSAI DE MONTAIGNE 267 aussi selon la technique : boisdecampêchàlalignedefonde- culottedezouavedafricasserduboisdecampêche... Bien plus, à supposer que toutes les citations ou références aient été rassemblées à des moments divers, s'ensuit-il que Mont aigne ne puisse un jour avoir eu l'idée de reprendre ses notes de lecture, afin de bâtir un essai cohérent ? Est-ce à dire que M. Sayce ait raison contre Pierre Villey ? Je pense plu tôt qu'il aurait pu s'épargner son hypothèse baroquisante, car, trois ans avant le sien, un article de M. Jasinski {Mélanges Chamard, uploads/Litterature/ article-sens-et-structure-d-x27-un-essai-de-montaigne-sur-des-vers-de-virgile.pdf
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- Publié le Jul 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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