1 Complexité, éléments et groupes consonantiques en berbère tachelhit1 Mohamed
1 Complexité, éléments et groupes consonantiques en berbère tachelhit1 Mohamed Lahrouchi CNRS & Université Paris 8 Résumé : Cet article apporte des arguments supplémentaires en faveur de l’hypothèse tête-complément dans les racines verbales en tachelhit. Initialement proposée pour rendre compte de la distribution des consonnes dans les racines trilitères ainsi que de la gémination au thème de l’inaccompli (Lahrouchi 2009, 2010), cette hypothèse stipule que les racines contenant une suite obstruante-sonante possèdent une structure hiérarchique binaire où l’obstruante est la tête de la racine et la sonante son complément. Pour justifier le rôle de tête des consonnes obstruantes, cet article évoque le principe de complexité. Dans le cadre de la théorie des éléments, les consonnes obstruantes sont considérées comme plus complexes que les sonantes ; la complexité étant mesurée en termes du nombre d’éléments qui constituent le segment: plus le segment contient d’éléments, plus il est complexe. Dans les cas où la complexité s’avère insuffisante, il est proposé que les consonnes dont la tête est occupée par l’élément |ʔ| ou |h| sont plus fortes que les autres consonnes. Abstract: This article provides new evidence for the head-complement hypothesis in Tashlhiyt verbal roots. Originally proposed to account for the distribution of consonants in triliteral roots and their behaviour towards gemination in the imperfective stem (Lahrouchi 2009, 2010), the head-complement hypothesis holds that roots containing an obstruant-sonorant sequence display a binary branching structure, where the obstruant is the head and the sonorant its complement. The complexity condition, which refers to the number of elements each segment contains, is used here to explain why the obstruents qualify for the head position in the root. In cases where complexity does not work, element geometry is mobilized to show that consonants headed by |ʔ| or |h| are stronger than other consonants. Mots-clés : phonologie, éléments, consonnes, racines, berbère. Hooper (1976 : 204) oppose la hiérarchie de force à celle de sonorité (cf. Sievers 1881, Jespersen 1904, Saussure 1916 et Clements 1990, entre autres) : les segments les plus forts dans sa hiérarchie s’avèrent être les moins sonores. L’auteur dresse, ainsi, pour les consonnes une échelle en haut de laquelle figurent les occlusives sourdes, considérées comme plus fortes que les occlusives sonores et les fricatives sourdes, elles-mêmes plus fortes que les fricatives sonores. Viennent ensuite les nasales, puis les liquides. Et en bas de l’échelle apparaissent les glides. 1 Je remercie pour leurs commentaires et propositions les évaluateurs anonymes et les éditeurs de la revue. Il est bien évident que je demeure seul responsable des erreurs que pourrait contenir cet article. 2 Plusieurs théories phonologiques reprennent cette hiérarchie de force mais l’expriment en termes de complexité. Parmi elles figure la théorie des Éléments dont les bases ont été posées dans les travaux de Kaye, Lowenstamm & Vergnaud (1985), Harris (1990, 1994), et Backley (2011) (voir aussi la phonologie de dépendance, Anderson & Ewen 1987 et la phonologie des particules, Schane 1984). La complexité s’y mesure en nombre d’éléments qu’un segment contient : plus le segment contient d’éléments, plus il est complexe. Faisant suite au travail de Lahrouchi (2009, 2010) sur la structure interne des racines trilitères en berbère tachelhit, cet article propose d’apporter un éclairage supplémentaire sur la nature des consonnes qui composent ces racines. Il sera notamment question du contenu phonologique des consonnes obstruantes et des consonnes sonantes ; deux classes naturelles qui jouent un rôle majeur dans l’organisation segmentale des racines en tachelhit. L’objectif est de montrer que la fonction de tête de racine attribuée aux consonnes obstruantes se justifie par leur complexité phonologique. L’article s’organise en quatre sections : en §1, nous aborderons brièvement l’hypothèse de tête-complément dans les racines trilitères en tachelhit. En §2, nous examinerons le contenu des consonnes obstruantes et des consonnes sonantes, à la lumière de la théorie des éléments. La notion de complexité apportera, à cet égard, un argument supplémentaire quant à la place des obstruantes dans la racine. En §3, nous évoquerons le rôle que peuvent avoir certains éléments consonantiques. Notre hypothèse sera que tous les éléments qui définissent les consonnes ne se valent pas, et que ceux disposés en haut d’une hiérarchie prédéterminée et universellement motivée renforcent la structure des consonnes auxquelles ils participent. Nous récapitulerons nos conclusions en §4. 1. La structure interne des racines trilitères 1.1 Une structure hiérarchique binaire tête – complément Dans une étude récente (Lahrouchi 2010), réalisée sur 220 verbes comprenant des trilitères de type CCC, CCU, CCI et des bilitères de type CC, exception faite des emprunts à l’arabe comme fhm "comprendre", xdm "travailler" et ħkm "juger", l’auteur note que 94% des verbes contiennent au moins une sonante, laquelle est précédée dans 84% des cas d’une obstruante. Les exemples en (1) illustrent les différents types de verbes retenus, classés en quatre groupes selon la nature obstruante ou sonante de leur consonnes (O pour obstruante, S pour sonante) : 3 (1) OOS bsr "étaler" zgr "traverser" gzm "couper" kʃm "entrer" OSO krf "attacher" krz "labourer" ħrg "brûler" frd "démanger" SOS mgr "moissonner" lkm "arriver" mdˤl "enterrer" nkr "se lever" OSS knu "se pencher" bri "égratigner" xmr "fermenter" ʒlu "perdre" Rares en berbère sont les verbes comme bdg "mouiller" et bzg "enfler" qui ne contiennent que des obstruantes. Ceux qui sont entièrement constitués de sonantes comme rmi "être fatigué" et mlu "être mou" ne représentent pas plus de 9% des données examinées. Partant de ces observations, l’auteur propose que les racines trilitères possèdent une structure hiérarchique binaire, dotée d’une tête et d’un complément.2 Dans cette structure, similaire à celles utilisées dans les représentations syntaxiques ou syllabiques, la consonne obstruante et la sonante qui la suit constituent, respectivement, la tête et le complément. Elles partagent le même nœud dans l'arbre. Le troisième segment qui compose la racine est un 2 Sur les notions de « tête » et de « complément » et leur usage en phonologie, voir entre autres Anderson (1985, 2002) et Anderson & Ewen (1987) dans le cadre de phonologie de dépendance, Kaye, Lowenstamm & Vergnaud (1985, 1990) dans le cadre de la phonologie du Gouvernement et Hammond (1984) et Prince (1985) dans le cadre de la phonologie métrique et accentuelle. 4 segment satellite, attaché à un nœud supérieur. Il peut apparaître aussi bien à gauche qu’à droite des consonnes tête et complément. De plus, il est libre d’être de type sonant ou obstruant. Pour illustrer le modèle, quelques unes des racines en (1) sont représentées en (2) : (2) Comme il apparaît dans ces représentations, la fonction de tête de la racine est attribuée à l’obstruante (entourée) immédiatement à gauche de la sonante. Dans les racines dépourvues d’obstruantes comme rmi "être fatigué" et mlu "être mou", qui pour rappel représentent seulement 9% des racines examinées, ou dans celles de type knu "se pencher", une sonante peut apparaître en position de tête. Dans ce cas, la tête est localisée immédiatement à gauche du segment le plus sonore, comme indiqué en (3) : (3) Dans la section suivante, nous montrons comment le modèle qui vient d’être brièvement exposé rend compte d’un des mécanismes morphologiques les plus productifs en berbère tachelhit, à savoir la gémination au thème de l’inaccompli. 1.2 La gémination au thème de l’inaccompli La gémination est l’une des trois opérations que le berbère en général, et le tachelhit en particulier, utilisent pour former le thème de l’inaccompli. Elle concerne les verbes qui ne comptent pas plus de trois consonnes sans voyelles pleines et les verbes de type CCU et CCI. Plusieurs études, parmi lesquelles Bensoukas (2001), Boukous (1987), Cadi (1987), Chaker 5 (1973, 1984), Chami (1979), Dell & Elmedlaoui (1988, 1991, 2002), Hammane (2010), Jebbour (1996, 1999), Lahrouchi (2001, 2008, 2010) et Louali & Philipson (2004) se sont intéressées à ce phénomène, essentiellement en tachelhit. À la différence des autres variétés du berbère où la gémination à l’inaccompli touche invariablement la consonne médiane, en tachelhit c’est tantôt la consonne médiane qui gémine, tantôt l’initiale. Nous reprenons ci-dessous les exemples en (1), accompagnés de leurs formes à l’inaccompli : (4) Racine Inaccompli OOS bsr bssr "étaler" zgr zggr "traverser" gzm gzzm "couper" kʃm kʃʃm "entrer" OSO krf kkrf "attacher" krz kkrz "labourer" ħrg ħħrg "brûler" frd ffrd "démanger" SOS mgr mggr "moissonner" lkm lkkm "arriver" mdˤl mttˤl "enterrer" nkr nkkr "se lever" OSS knu knnu "se pencher" bri brri "égratigner" xmr xmmr "fermenter" ʒlu ʒllu "perdre" Seuls les verbes de type OSO géminent la consonne initiale à l’inaccompli ; les autres géminent la consonne médiane. Dans le modèle exposé ici, cette variation s’obtient 6 naturellement comme le résultat d’une opération qui cible la tête de la racine et que l’on peut formuler comme en (5) : (5) Pour dériver l’inaccompli, il faut géminer la consonne qui est en position de tête de la racine. A ce stade, cette analyse ne fait guère mieux que les analyses syllabiques classiques (Dell & Elmedlaoui 1988, 1991, 2002, 2013). Mais l’intérêt premier de l’hypothèse tête – complément réside dans le fait qu’elle prédit que tous les verbes et seulement les verbes qui ont une uploads/Litterature/ lahrouchi-complexite-elements-et-groupes-consonantiques-en-berbere.pdf
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- Publié le Oct 12, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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