JEAN D’ORMESSON AU REVOIR ET MERCI Roman © Éditions Gallimard mars 1976 ISBN :
JEAN D’ORMESSON AU REVOIR ET MERCI Roman © Éditions Gallimard mars 1976 ISBN : 978-2070292721 Pour R. qui sait seule à qui ce livre est dédié Nous avons horreur des faiseurs, des truqueurs, des faux génies, des idéals de matamores et des bouches gonflées. Le grand homme de demain, celui qui gagnera tout notre cœur, c’est l’écrivain qui n’aura pas le courage d’écrire deux cents pages, et qui posera à chaque instant sa plume en s’écriant : — Qu’est-ce que je fous là, mon Dieu ! Qu’est-ce que je fous là ? Il n’aura plus de passionnés. Il y aura des traîtres qui s’amusent. Passionnés d’amour ? De quel amour ? Parce qu’on a couché avec une femme, avec toutes les femmes, il faudrait lever les bras au ciel ?… Vous croyez à notre impuissance, et vous ne voulez pas voir notre lassitude, notre effroyable ennui. Oh ! nous continuerons d’écrire. Il faut bien toujours écrire, mais notre plume se promènera sur les fleurs comme une abeille écœurée. Jules RENARD, Journal Das Geld und die Welt und die Zeiten, Und Glauben und Lieb’ und Treu’. Heinrich HEINE, Buch der Lieder J’eusse volontiers produit un bon livre. Mais le sort en a décidé autrement. Et le temps est révolu qui m’eût permis de l’améliorer. Ludwig WITTGENSTEIN, Préface aux Investigations philosophiques DRAMA TIS PERSONAE Encore pardon Mon père. Les Trois Mousquetaires. Une sœur légère, repentante et imaginaire. Nicolas de Cuse et Guillaume d’Occam, philosophes. Des soldats de plomb, absents. Le capitaine Dreyfus, présent. Cyrano de Bergerac. Un poète en Thuringe. Justus Perthes et son almanach. Un contrôleur de la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens. Les maisons de Slesvig-Holstein-Sonderbourg-Augustenbourg et de Hohenlohe-Waldenbourg- Schillingsfürst-Kaunitz. Plusieurs perruques de la Cour et de l’ancien Parlement. Anne Marie Louise d’Orléans, dite la Grande Mademoiselle, duchesse de Montpensier, princesse de Dombes, comtesse d’Eu, cousine du Roi. Antonin Nompar de Caumont La Force, duc de Lauzun, dandy. Un marmiton de beaucoup de talent. Un conventionnel régicide. Mademoiselle Nation, sa fille. Maximilien de Robespierre, avocat, mon aïeul d’adoption. Des voisins de campagne très élégants, fort surpris. Un petit cousin, éboueur de la Ville de Paris. Un gentilhomme campagnard, capitaine de hussards ou de dragons, latiniste, mon grand-père. Ma grand-mère, très belle, délicieuse, légèrement antisémite, peu favorable au divorce. Une tante égoïste et avare, avec de la fortune en Suisse. Un goinfre à l’agonie, mon oncle. Jules, garde-chasse. Un cardinal camerlingue, un ambassadeur à Vienne. Mon cousin Jacques, parti. Albertine, disparue. L ’ombre de Brasillach. Un receveur de tramway, chagriné. Une professeur de mathématiques à Royat (Puy-de-Dôme). Une jeune juive très belle, dans les Basses-Alpes, l’été. Deux agents de la circulation à bicyclette à Paris, sous l’occupation allemande. Beaucoup de fraîcheur et moi Ah ! bravo Un vagabond illustre, la nuit, sur les bords de la Saône ou du Rhône. Un huissier sans conscience, mais avec beaucoup de cœur. Des gladiateurs tout nus. Jean Hyppolite, hégélien. Des FFI, des SS. Un cadavre sur le pont de Solferino. Georges Bidault, professeur d’histoire, journaliste, ministre des Affaires étrangères. Un psychanalyste existentiel, deux marxistes convertis, trois catholiques passés au marxisme. Nicolas Bourbaki, mythe collectif et mathématicien. Édith Piaf, chanteuse. Martin Heidegger, philosophe. Un grand patron du capitalisme international. Louis Malle, cinéaste, Jean-François Revel, écrivain. Une jeune femme, type l’Arlésienne (I). Roger Nimier, écrivain. René Julliard et Gaston Gallimard, éditeurs. Pierre Brisson, président-directeur général du Figaro. Un jeune homme déçu, amoureux de sa belle-mère. Pierre Lazareff, journaliste. Un petit anarchiste tchécoslovaque. Un chauffeur de taxi, stupéfait. Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Un général, très exact, un maréchal, en retard. Un ministre de la Quatrième. Un colonel de parachutistes. Les ombres ricanantes de Stendhal et de Hemingway. Un malade romantique et imaginaire. Maurice Herzog, alpiniste. Un voyageur désenchanté et parfois enchanté. Beaucoup de sottise et encore moi Et merci Joseph Staline, dictateur, mon oncle d’élection. Le chasseur de chez Maxim’s. Un minus habens. Des bourgeois, des amants, des artistes, des révolutionnaires. Omar, calife, incendiaire présumé de la bibliothèque d’Alexandrie. Lobb, shoe maker, Hilditch and Key, shirt makers, London and Paris. Bulgari, bijoutier, via dei Condotti, près de la place d’Espagne, à Rome. Jean-Jacques Servan-Schreiber, journaliste. Le Saint-Père, pape, à Rome. Roger Caillois, écrivain. Claude Lévi-Strauss, anthropologue structural. Les cavaliers arabes des fresques de Samarcande. Un jeune homme chinois, à la fortune changeante. Croquignol, Filochard et Ribouldingue, de la bande des Pieds-Nickelés, et Bicot, président de club. Un homosexuel francophone sur un banc de parc, à Londres. Le sapeur Camember. De jeunes femmes qui m’aiment, rares, bonnes, type l’Arlésienne (II). De jeunes femmes qui ne m’aiment pas, nombreuses, mauvaises, type l’Arlésienne (III). Des pensionnaires en uniforme dans un couvent allemand. Un piège à femmes tendu à travers les quadrilles. Delphine, Natalie, Léontine, Cordélia, Juliette, Céleste et Hortense, mes maîtresses par procuration. Un vice-consul sans talent à Palavas-les-Flots. MM. Mallet frères, banquiers, rue d’Anjou, Paris (VIIIe). Un journaliste, peu discret. Une petite fille, ridiculement prénommée Héloïse. Un assortiment de génies professionnels. Frédéric Nietzsche, mort, victime de Dieu. Un évangéliste dans de l’huile bouillante. Un cardinal bourguignon. Judas, agent double. Cauchon, évêque, julien l’Apostat, empereur, Mahomet II, sultan, Lénine et Trotski, révolutionnaires. Un Dieu hilare et triste, et peut-être indulgent. Presque rien du tout : des mots, des mots, une indifférence passionnée et toujours moi ENCORE PARDON Salut et fraternité. Trente-sept ans, bourgeois, vie sexuelle normale, plus d’argent que la moyenne, bonne santé, bonnes études, ni beau ni laid, un certain appétit pour la gloire, à défaut pour la publicité : je me présente. Quoi faire ? Toute ma vie, je me suis demandé quoi faire. Et quand je ne me le demandais pas, on se le demandait pour moi. Je regrette de le dire : j’ai d’abord appartenu à ma famille. C’était une très bonne famille. Je veux dire qu’elle était ancienne et à l’aise et bien et tout ; et puis aussi que c’étaient de braves gens. On me pardonnera : j’aimais beaucoup ma famille. C’étaient des gens honnêtes et droits et à qui je dois presque tout. Je dis presque, parce que enfin, tout de même. Si je commençais ailleurs que par cette famille d’où je sors, je mentirais. Parce que j’appartiens à une époque et à une classe ou ce qu’ils m’ont donné compte et que je ne suis pas très sûr que je serais ce que je suis si mon père avait été boulanger. Il n’était pas boulanger. Il était diplomate et ambassadeur. C’est comme ça. J’aimais beaucoup mon père. Il est mort il y a quelques années. Il est très difficile quelquefois, quand on essaie d’être un peu honnête, de savoir ce qu’on sent. La vie sociale, les convenances, l’habitude, l’affection, même la fatigue, tout ça se mêle un peu et on pleure parce qu’on a de la peine ou on a de la peine parce qu’on pleure, on ne sait plus. Avoir du chagrin, c’est déjà compliqué. Aujourd’hui, quand je pense à mon père, je regrette quelquefois de ne pas l’avoir assez remercié. C’était un homme tendre et droit. Il était entièrement soumis à sa conscience et à son devoir. Il disait souvent qu’il n’est jamais difficile de faire son devoir mais parfois de savoir où il est. Je ne sais pas s’il s’est trompé quand il cherchait où le trouver, mais je suis tout à fait sûr qu’il a toujours fait ce qu’il pensait devoir faire. Le mot morale avait un sens pour lui. Toutes les images du père dans la littérature d’aujourd’hui m’ont toujours paru, grâce à lui, mensongères et ridicules. « Il n’y a pas de bon père, écrit Sartre, c’est la règle. » Le mien était l’exception. J’avais un effort à faire pour entrer dans un monde de la révolte et de l’indignation. Pour un peu, je m’en serais plaint. La mariée était trop belle : le père était trop bon. Rien d’hypocrite dans sa morale. Il était plus doux, plus tendre, plus indulgent pour les autres que pour lui-même. C’était un sentimental. Mon frère et moi, nous adorions nous faire gifler par lui, parce qu’on ne sentait absolument rien. C’est un mauvais début en littérature : d’abord il giflait, c’est vieux-jeu ; mais à peine, où est l’intérêt ? Jamais de scène, de drame, d’aventure, de scandale financier. Rien, jusqu’à ce que je m’en mêle. Mais ça, c’est une autre histoire. Quand je lisais Gide ou Martin du Gard, j’entrais dans un enfer d’où j’étais d’avance exclu. Le vieux Thibault était pour moi un personnage improbable. Chez moi, mes parents s’aimaient et ils aimaient leurs enfants. Et j’aimais ma mère à tout le moins autant que mon père. Et si je n’en parle pas ici c’est seulement parce que, pendant longtemps si Dieu veut, ce qui se passe entre elle et moi ne regardera qu’elle et moi. Si je voulais tout dire, idée inepte, il faudrait sans doute remonter plus loin encore. Si je ne le fais pas, c’est d’abord parce que je ne le peux pas. Il faudrait se donner de la peine, chercher uploads/Litterature/ au-revoir-et-merci.pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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