UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – Séminaire de Séverine Auffret – saison 2007/2008
UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – Séminaire de Séverine Auffret – saison 2007/2008 I – Nancy Huston, et le roman Je suis heureuse d'entamer, avec Nancy Huston, ma première "hôtesse", ce "Séminaire binôme" (fonctionnement à deux), et qui se veut aussi "hospitalier", c'est-à-dire accueillant, développant la vertu d'hospitalité. Je m'apprêtais à fournir une présentation d'elle : ce qu'elle est, ce qu'elle fait, comment elle s'appelle, où elle est née, etc. Quand elle m'a proposé un texte de présentation d'elle-même beaucoup plus intéressant, drôle et philosophiquement passionnant, (une "avant-première" qu’elle veut bien offrir à notre UP ! Merci d'en user discrètement…) et qui rentre exactement dans ma question, puisque je voulais commenter, interroger cette formule de Jean-Paul Sartre, reprise à Charles Renouvier, reprise à Jules Lequier : Faire, et en faisant se faire, et n'être rien que ce qu'on fait Nancy écrit, après une jolie formule d'Alphonse Allais (que je ne vais pas dévoiler, mais vais vous laisser apprécier….) : "C'est le faire qui fait l'être. En effet je 'suis' écrivaine parce que j'écris". Comme son métier est l'écriture, de romancière et essayiste, et non la parole publique, nous allons l'écouter lire cette présentation d'elle-même un peu abasourdissante, qui nous présente l'identité humaine en général, et la sienne en particulier, (cette chose qui nous semble évidente et pleinement réelle), comme ni évidente, ni si vraiment "réelle", enfin…. L'identité humaine comme fiction Nancy lit : Moi, fiction Moi, fiction (Copyright Nancy Huston 2007, extrait de L'espèce fabulatrice, livre à paraître) "Les constructions les plus étranges et les plus merveilleuses de tout le monde animal sont ces constructions étonnamment complexes façonnées par le primate nommé Homo sapiens. Chaque individu normal de cette espèce fabrique un soi. De son cerveau, il tisse une toile de mots et de gestes – et, pas plus que les autres espèces, il n'a nul besoin de savoir ce qu'il fait ; il se contente de le faire." Daniel Dennett Imaginons qu'en vue de me remettre une carte d'identité, vous me demandiez de remplir les cases d'un formulaire. Condition : je dois le faire en dehors de toute fiction, car vous souhaitez savoir qui je UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – Séminaire de Séverine Auffret – saison 2007/2008 suis "vraiment". Je me lance, d'accord. De quoi puis-je être absolument certaine, me concernant ? Que puis-je vous dire de moi qui relève de la réalité réelle, pure et dure ? Mon prénom ? C'est la première fiction. Comme le romancier avec le nom de ses protagonistes, les parents (auteurs de nos jours) hésitent, parfois jusqu'à la dernière minute, sur le nom à donner à leur enfant. Une fois ce nom donné, il devient réalité. Aucune contradiction entre réalité et fiction. La fiction, c'est le réel humain. L'acte d'enregistrement à la mairie ressemble à la publication du livre : à partir de là les dés sont jetés, c'est irrémédiable. Le 15 septembre 1953, j'aurais encore pu m'appeler Alice. Dès le 16, je m'appelle Nancy, vraiment. N'ayant que quelques heures d'âge, je ne le sais pas, ne le comprends pas encore, n'ai pas encore de moi pour le comprendre – mais, petit à petit, ces sons vont s'imprimer dans mon cerveau ("se cristalliser dans mon esprit", disons-nous, plus poétiquement) et contribuer à créer mon moi. Nous n'avons pas de nom. Nous recevons un nom qui, avant d'échouer sur nous, a été rempli de sens. Auparavant, il appartenait à un saint, à une aïeule, à la dédicataire d'une chanson célèbre, à un personnage de roman ou d'opéra ou de série télévisée... Par définition il nous vient d'ailleurs, d'avant, d'un(e) autre. Nous entrons dans la vie par un lien au passé. Les parents n'ont pas le droit d'inventer de toutes pièces les prénoms de leurs enfants. Mes parents n'auraient pas pu m'appeler Bzyingak. Le prénom est un excellent exemple de l'arbitraire qui se transforme en nécessité, de la fiction qui façonne le réel. Même s'il est évident que notre prénom aurait pu être autre, il ne l'est pas, et on ne peut faire comme s'il nous était indifférent. Tous les mots ayant la même lettre initiale ou rimant avec lui seront fortement marqués dans notre esprit. (Je sursaute chaque fois qu'on hèle un "Taxi !" dans la rue). Va pour Nancy, petit nom de ma grand-mère maternelle, et pour Louise, deuxième prénom de ma grand-mère paternelle. Chacune de ces dames tenait son prénom d'une autre, qui le tenait d'une autre encore et ainsi de suite : nous voilà magiquement reliées, de décennie en décennie et de siècle en siècle, par de petits clignotements de sens fictif. Pas plus que Rome, le je n'est construit en un jour. UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – Séminaire de Séverine Auffret – saison 2007/2008 Bien que dotée maintenant d'un prénom, il me reste énormément de choses à apprendre avant de pouvoir dire je en connaissance de cause. Où commence mon corps et où s'arrête celui de ma mère, par exemple. Et aussi – très important – le contrôle de mes sphincters (comment retenir mon envie de faire pipi et caca n'importe ou et n'importe quand). Les mamans chimpanzés ne disent pas à leurs petits : Essuie-toi bien et n'oublie pas de tirer la chasse. Ou : Tu seras privée de dessert parce que tu as fait pipi au lit. Pas de nom sans non, c'est-à-dire sans tabou, c'est-à-dire sans fiction. Car les tabous aussi sont des fictions, inventées pour structurer la vie en société. Les tabous varient énormément d'une société à l'autre ; l'essentiel, c'est qu'il y en ait. Mon patronyme ? Bientôt j'apprendrai aussi mon nom de famille – celui qui me lie, précisément, aux autres membres de ma famille, et qui me vient de mon père. Le nom de famille de ma mère, tout aussi valable (ou aussi peu valable), sera jeté aux oubliettes. C'est ainsi que procède notre civilisation depuis quelques siècles. Ailleurs, on procède autrement, par de savantes combinaisons de patronymes et de matronymes. Il s'agit dans tous les cas d'une convention, d'une commodité. Imaginez, s'il fallait réciter les noms de tous nos ancêtres, les présentations seraient interminables ! Notre nom serait légion, comme celui du diable. Il faut simplifier. Ainsi, chez nous, deux noms : prénom et patronyme (en Russie : trois). L'essentiel, c'est de choisir. Quel que soit le contenu du choix, on l'entérinera comme une nécessité. Va pour Huston. Un nom comme un autre, venu d'Irlande, comme mes ancêtres du côté paternel. Nom à l'orthographe flottante, comme souvent dans les populations majoritairement illettrées : Houston, Hueston, etc. Etymologie probable : Hugh's Town, la ville de Hugues. Mais qu'est-ce que ce Hughes ? "Qu'est-ce que Montaigu ? dit Juliette. Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un visage, ni aucune de ces parties qui appartiennent à un homme." Qui m'est ce satané Hugh d'antan, pour que je doive m'appeler comme lui depuis le jour de ma naissance jusqu'à celui de ma mort (à moins de prendre le nom de mon époux, auquel cas je m'appellerai, ô fiction sublime, Todorov c'est-à-dire Don-de-Dieu) ? Peu importe : l'important c'est d'en avoir un, de nom. De se sentir, par lui, lié à ses géniteurs. Ce qui est le cas, ici comme partout. Ouf. UNIVERSITE POPULAIRE DE CAEN – Séminaire de Séverine Auffret – saison 2007/2008 Si j'avais été abandonnée à la naissance et élevée dans une autre famille, j'aurais porté le patronyme de cette famille-là. Simpson par exemple. Simpson aurait fait partie de mon identité aussi fortement que le Huston que, de fait, je porte. Si ça se trouve, il aurait eu une particule ; Madame de Simpson ; j'aurais pu en tirer de la fierté. Sans parler d'un titre : Madame la Marquise de Simpson ! Le nom de Huston me contraindra, entre autres, à ne pas copuler avec d'autres Huston de mon entourage, ceux qui me sont liés par le sang. Structures élémentaires de la parenté... ainsi commencera la circulation des femmes, et des mots, c'est-à-dire des récits, circulation qui permet de renforcer des liens entre groupes humains. On n'a pas de nom "réel", un nom qui serait "vraiment nous". On habite notre nom ; ou plutôt, on apprend à l'habiter. C'est ainsi. Je m'appelle bel et bien Nancy Huston, c'est ainsi. Ç'aurait pu être autrement. "Les noms : tous des pseudos" (Romain Gary). Ma date de naissance ? Seuls les êtres humains mesurent le temps. Dans l'éternité de l'univers : pas de date. La date de ma naissance repose sur une autre série de conventions humaines. En raison de la domination de l'Église romaine il y a quinze siècles, il a été décidé en haut lieu que la naissance d'un certain Jésus marquerait l'an zéro. Il se trouve que je suis sortie du ventre de ma mère 1953 ans après que ce Jésus soit sorti du ventre de la sienne. Mais d'après le calendrier hébraïque je suis née dans une autre année, d'après le calendrier musulman, une autre encore, etc. Si je parviens à sauver l'humanité, peut-être dira-t-on un jour de Jésus qu'il uploads/Litterature/ auffret-21-nov-07.pdf
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- Publié le Sep 01, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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