Histoire Épistémologie Langage 29/II (2007) p. 5–15 © SHESL INTRODUCTION : LE P
Histoire Épistémologie Langage 29/II (2007) p. 5–15 © SHESL INTRODUCTION : LE PARADIGME NATURALISTE Sylvain Auroux Laboratoire d’Histoire des Théories Linguistiques – Université Paris Diderot/CNRS L’essentiel des articles de cette livraison d’Histoire Épistémologie Langage est constitué par la version écrite des communications à un colloque organisé par la SHESL en Janvier 2007. Nous y avons ajouté des articles convergents sur le thème du « naturalisme linguistique ». Je remercie tous ceux qui ont participé à la préparation et à la réalisation du colloque, notamment M. Olender. Le 19e s. a connu un renouvellement de la recherche en matière de sciences du langage, avec l’introduction de l’explication historique qui déborde largement les possibilités de l’explication grammaticale traditionnelle. Ce renouveau s’est accompagné de notables transformations des concepts de base, concernant, notamment, le statut du langage, avec l’apparition du thème « naturaliste ». Loin d’être le résultat de l’activité culturelle des hommes, le langage serait, pour une partie non négligeable des linguistes de l’époque, le fruit de sa nature physique, entité elle-même « naturelle ». Le modèle est incontestablement la biologie : les langues auraient une vie semblable à celle des plantes ou découlerait directement de la constitution de notre cerveau, différente selon les « races ». Ce premier « naturalisme linguistique » comme le qualifie C. Klippi, résulte d’un processus historique d’instauration d’une dichotomie entre la « nature » et la « culture ». L’opposition n’avait pas de sens dans l’Antiquité ou au Moyen-âge. Si la nature et la poésie sont deux modes distincts de production des êtres à l’existence, ils opèrent au sein d’un même cosmos fini, dans lequel toute entité trouve sa place hiérarchisée. La physique moderne éclate le cosmos fini que remplace désormais un univers infini (Koyré 1957) ; le dualisme cartésien fait de la « nature » une réalité mécanique distincte du monde de l’esprit auquel appartient l’homme. Même si Spinoza s’efforce de restaurer l’unité ontologique (Deus sive natura, c’est-à-dire la substance), il ne peut éviter la dualité des attributs infinis que sont la matière et l’esprit sans qu’aucune relation causale ne puisse exister entre eux. Dans le même temps, les voyages et les « grandes découvertes » changent notablement la vision de l’humanité et la grammatisation des vernaculaires place les érudits face à la diversité des langues et des cultures (Auroux 1994). Hors de toute visée philosophique précise, le modèle de description des terres lointaines est rapidement devenu dualiste, selon le titre même de l’ouvrage de Joseph de Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes Occidentales (1589). Les trois derniers chapitres de l’ouvrage sont précédés d’un Prologue qui leur donne pour objet « le comportement des hommes qui habitent le Nouveau Monde ». C’est au 18e s., cependant, qu’il revient d’avoir clairement dégagé les caractéristiques, non plus de l’âme humaine ou de la diversité des comportements humains, mais de la réalité historique de la « culture » pour 6 SYLVAIN AUROUX fournir l’opposition entre les sciences de la nature et les sciences de la culture (ou « sciences de l’esprit » comme disaient les allemands au 19e s. ou « sciences humaines et sociales », selon la terminologie française contemporaine). Cette opposition repose sur les concepts clés de l’arbitraire du langage et de son historicité. Elle a été mise au jour par une réflexion sur le concept d’« origine ». On ne remarquera jamais assez que ce dernier n’est jamais historique1 ; Condillac est très clair sur la question : Si on pouvait observer une langue dans ses progrès successifs, on verrait les règles s'établir peu à peu. Cela est impossible (Grammaire, 1775, I. IX). Dans une note où il critique le Rousseau du Discours sur l’origine de l’inégalité, il n’hésite pas à écrire : « Quand je parle d’une première langue, je ne prétends pas établir que les hommes l’ont faite, je pense seulement qu’ils l’ont pu faire » (ibid., I.II). Rousseau pourtant refusait toute approche « historique » de l’origine de l’inégalité : « Commençons donc par écarter tous les faits ... ». Autrement dit, le discours sur l’origine des langues appartient au domaine de la fiction, celui de la statue du Traité des sensations ou du « muet de convention » qu’utilise Diderot pour retracer la genèse de nos idées (Lettre sur les Sourds et muets, 1751). La fiction n’est pas le pis-aller d’une histoire impossible ; elle possède une toute autre fonction. Le contrat social ou, aujourd’hui, le « voile d’ignorance » de John Rawls ne sont pas des faits ayant eu lieu, ce sont les conditions abstraites d’existence de l’ordre juridique. Si vous ne les admettez pas, alors il n’y a ni droit, ni justice. Il en va de même de l’origine du langage : ce qu’il s’agit de comprendre, ce n’est pas l’histoire linguistique de l’humanité, ce sont les conditions qui font que l’humanité possède le langage ou, encore, la nature même du langage2. On peut argumenter pour savoir si cette origine est due à un principe utilitariste fondé sur l’individu (le besoin chez Condillac), ou à un principe altruiste (la pitié chez Rousseau), comme on discute aujourd’hui pour savoir si le langage a donné à l’homo sapiens un réel avantage dans le schéma concurrentiel de l’évolution : c’est toujours en premier lieu de ce qu’est le langage dont il est question. La problématique sur l’origine (celle du langage, mais aussi de la société, du droit, de l’Etat, etc.) inaugure une grande révolution philosophique, celle qui va séparer la nature, domaine de la loi physique et déterministe, et la culture, domaine du droit, de l’histoire et de la liberté humaine3. L’arbitraire du langage, n’est pas un fait attesté, il joue le rôle de principe de démarcation. Chez le Condillac de la Grammaire (1775) le passage 1 Même de Brosses, initiateur du paradigme historique, posera des restrictions à la réalité de la première langue (Méchanique des Langues, 1765, § 65). Monboddo la considérera également comme inaccessible, pour des raisons techniques : la comparaison des langues s’appuie sur les seules consonnes, or la première langue était une langue de voyelles. 2 Voir S. Auroux, La Sémiotique des encyclopédistes, 1979, p. 54-67. 3 Cela ne signifie pas que tout le monde accepte le paradigme « culturaliste ». Bon nombre de philosophe recherchent encore les « principes naturels » (donc universels) au fondement de la morale et de la société. Le cas le plus notable est celui d’A. Court de Gébelin qui dans les multiples tomes de son Monde Primitif (1772-1781) s’efforce de montrer comment c’est la nature qui engendre mécaniquement le monde symbolique. Le langage ne saurait naître « arbitrairement », d’où le recours au concept d’iconicité. 7 LE PARADIGME NATURALISTE du « signe naturel » au « signe arbitraire » inaugure la possibilité pour le sujet humain de manipuler les signes à son gré et d’entrer dans le monde du langage. L’arbitraire n’est pas un fait, c’est le principe théorique à l’origine de l’histoire et de la culture. C’est dans le contexte d’une opposition stricte de la nature et de la culture que naît le premier naturalisme linguistique, à une époque où le positivisme impose, en matière de scientificité, la physique mathématique comme prototype. Mais c’est à une transformation interne aux sciences du langage que revient la causalité principale de la naturalisation. La comparaison et l’apparentement des langues telles que le 19e s. va les pratiquer à la suite de Bopp et Grimm n’a plus grand chose à voir avec les pratiques normales depuis la Renaissance, qui procèdent, le plus souvent, par comparaison de listes de mots canoniques. Désormais on travaille sur la morphologie (Bopp) ou sur les « lois phonétiques » (Grimm). L’élément du changement linguistique n’est plus le mot mais le phonème (la « lettre » dans la terminologie de Grimm) dont la mutation, pour une langue donnée, se fait brutalement dans toutes ses occurrences. Qu’il s’agisse de morphologie ou de phonétique, la « langue » est appréhendée comme un système en soi et pour soi. La naturalisation est une réponse ontologique économique, quoique largement métaphorique, pour désigner l’autonomie de ce type de système qui évoluerait indépendamment des sujets parlants. La « querelle des lois phonétiques », dans les années quatre vingt, mettra sur le devant de la scène la question de savoir si la linguistique appartient aux sciences naturelles (comme ces dernières, elle procède par « lois ») ou aux sciences sociales (Auroux 1979b). Les résultats du comparatisme bouleversent également la façon dont on peut envisager les rapports entre les cultures. Lorsque Schlegel publie en 1808 son ouvrage sur la langue et la philosophie de l’Inde, il rompt avec la filiation dont s’est réclamé l’Occident chrétien du Moyen-âge et de la Renaissance : l’hébreu ne figure plus dans ses origines linguistiques. Le développement de la linguistique indo-européenne passe largement par une apologie de l’Occident. Certains textes classiques sont troublants. C’est dans l’Introduction de son Histoire de la langue allemande (1848) que Grimm propose le concept de « Reich » pour assigner l’étendue du « règne » du monde linguistique germanique uploads/Litterature/ auroux-sylvain-le-paradigme-naturaliste.pdf
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- Publié le Mai 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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