1 La géométrie des Sulbasutras. Exemple de géométrie rituelle de l'Inde védique
1 La géométrie des Sulbasutras. Exemple de géométrie rituelle de l'Inde védique : l'agrandissement de l'autel en forme de faucon. Olivier Keller1 1-Note historique. Malheureusement, on ne sait rien de l'Inde védique, sinon par des textes2 auxquels il est impossible de donner une date précise. La période védique de l'histoire de l'Inde fut précédée par la civilisation dite de l'Indus — -2400 à -1700—, découverte à partir de 19213 par la mise au jour des villes d'Harappa et de Mohenjo-daro. L'évidence archéologique est abondante, mais l'écriture n'a pu être déchiffrée. A l'inverse, la période védique — -1500 à -500— nous offre une abondance de textes en sanskrit mais n'a laissé aucune autre trace archéologique ; même son origine supposée, une invasion de tribus aryennes, n'est étayée que par des spéculations d'ordre linguistique. Les régions à scruter, comme le dit Jean Varenne, sont parmi les plus disputées de l'Asie, où se croisent les frontières de l'ancienne URSS et de la Chine, de l'Inde et du Pakistan ; il est donc possible qu'un avenir plus pacifique permette des fouilles et nous apporte des révélations . D'après le même auteur, c'est en fin de période que le védisme, confronté aux tout jeunes bouddhisme et jaïnisme, éprouva le besoin de mettre par écrit et de codifier ce qui jusque-là n'était que traditions orales ; ce fut un travail de plusieurs siècles, probablement entrepris à partir du 8° siècle avant notre ère —apparition du jaïnisme—, et qui accoucha d'une énorme littérature sanskrite de milliers d'hymnes totalisant des dizaines de milliers de vers. Le Satapatha Brahmana à lui seul, dans sa traduction anglaise, occupe 2000 pages. Le Veda, terme qui signifie savoir, science "par excellence", possède donc un canon tardif composé de textes disparates au premier abord. Classés d'après la catégorie de "fonctionnaires" du sacrifice auxquels ils s'adressent, on obtient les recueils (samhitas) suivants : le Rg Veda destiné aux verseurs de l'oblation, le Jayur Veda des préposés aux manipulations pratiques, le Sama Veda des chantres et l'Atharva Veda des chapelains royaux. À ces samhitas s'ajoutèrent plus tardivement, pour chaque Veda, un Brahmana —exégèse du rituel—, une Upanisad —court traité spéculatif—, et des sutras—prescriptions rituelles sous forme d'aphorismes—. Ces compilations nous sont en outre parvenues avec des titres, noms des clans familiaux qui en assurèrent la transmission. 1olivier.keller.lyon@wanadoo.fr Avec la collaboration de Jean-Michel Delire, chercheur à l'Institut de Philologie et d'Histoire Orientales à l'Université Libre de Bruxelles, bénéficiaire d'une bourse 1999-2000 de la Fondation Wiener-Anspach. Ce texte est celui d'un atelier de l'Université d'été Histoire et épistémologie dans l'éducation mathématique, Louvain-La-Neuve et Leuven, juillet 1999. Il a été reproduit dans Repères Irem N°40, 2000. 2 On dispose d'extraits des hymnes védiques (magnifiques) en français, édités par Louis Renou et Jean Varenne. Voir la Bibliographie. 3 Selon Civilisations anciennes du Pakistan, p.38. 2 Les Sulbasutras sont une section des sutras consacrée aux règles de construction d'autels sacrificiels. Nous disposons de quatre textes complets, traduits en anglais par Sen et Bag, avec le nom de leurs auteurs : Baudhayana, Manava, Apastamba, Katyayana. Ce sont des textes remarquablement courts puisqu'à eux quatre, dans leur traduction anglaise, ils n'occupent que soixante-six pages. Sulba signifie "corde" et les sulbakas, experts géomètres védiques, étaient de remarquables "tendeurs de cordes" ; Démocrite se déclarait supérieur aux tendeurs de cordes égyptiens, qui n'ont laissé aucun écrit, alors que nous avons des témoignages indiens abondants. Malgré cela, malgré aussi les similitudes étonnantes entre les problèmes abordés par les tendeurs de cordes indiens et certains problèmes euclidiens, les Sulbasutras sont peu en vogue et peu étudiés : les traductions de G.Thibaut, en 1877 et 1882, ne se trouvent que dans de rares bibliothèques spécialisées et celle de Sen et Bag, publiée en 1983, ne connaît qu'une diffusion confidentielle. Ces textes sont, comme les Vedas dont ils font partie, extrêmement difficiles à dater4; et même si les experts finissaient par se mettre d'accord, le problème de la naissance et de l'origine des savoir-faire qu'ils expriment ne serait pas résolu pour autant puisque les sulbakas ont probablement codifié une tradition orale millénaire. Les chercheurs semblent assurés qu'ils sont antérieurs aux Eléments d'Euclide, mais là n'est pas le plus important ; tout d'abord, on trouve des allusions assez nombreuses aux "anciens", comme dans le Manava 11-17 : "On fait les côtés avec 3, 4 et 5 ; ceux des autres sont faits en multipliant par ce que l'on veut, suivant le besoin des autels ; c'est ce qui a toujours été indiqué par les anciens maîtres", qui confirment l'hypothèse d'une assez longue tradition autochtone de savoir-faire mathématicien. Mais surtout, l'idée que les sulbakas auraient pu piller Euclide se heurte à une objection de fond : ils auraient eu le plus grand mal à déchiffrer une somme abstraite d'Eléments, infiniment éloignée dans le style et dans les méthodes de leurs propres traditions, traditions qui sont à rapprocher au contraire des mathématiques babylonniennes, égyptiennes et chinoises de l'époque Han. Même si, dans l'avenir, il finissait par être prouvé que les Sulbasutras sont postérieurs aux Eléments, cela ne changerait rien au fait que, comme le Jiuzhang suanshu, assurément plus tardif que la somme euclidienne, ils sont d'esprit pré-euclidien, ils appartiennent à la vieille école des mathématiques primitives. Il est surprenant que les Sulbasutras aient aussi peu attiré l'attention des historiens des mathématiques, malgré leur très grande originalité : les textes mathématiques védiques se présentent en effet explicitement comme annexes d'un rituel, et non comme des traités autonomes de géométrie, et cela leur donne un "cachet" unique dans l'histoire écrite des mathématiques, ne serait-ce que parce qu'ils sont clairement motivés. D'autre part ces textes présentent des similitudes frappantes, non seulement avec 4 Les estimations sont, ici comme dans le cas des invasions aryennes, fondées sur des arguments linguistiques ; le style des Sulbasutras est comparé à celui du grammairien Panini, qui aurait vécu au quatrième siècle avant notre ère et codifié la langue. L'ordre chronologique qui en résulte, et qui est généralement accepté, est le suivant : Baudhayana, Apastamba, Manava, Panini, Katyayana. Mais les dates des textes védiques varient énormément d'un auteur à l'autre : pour les Brahmanas, les estimations vont du 10° au 6° siècle avant notre ère ; pour les Upanisads, du 9° au 4°. On admet souvent que le Rg Veda fut rédigé au plus tard au 10° siècle, mais cela met à mal la théorie de Varenne —fondée sur des faits nouveaux?— qui fait démarrer les rédactions au moins deux siècles plus tard. Les quatre Sulbasutras sont généralement datés d'avant le 3° siècle, et même d'avant le 5° siècle (pour Baudhayana et Apastamba), selon certains auteurs. 3 certains problèmes du Livre II des Eléments d'Euclide, mais avec les méthodes euclidiennes qui s'attachent à construire géométriquement toutes les figures et leurs modifications : les instruments consistent en une corde et des piquets chez les techniciens du culte védique, en des droites et des cercles chez le théoricien grec. En particulier, le problème de la construction de figures égales en aires est au centre des Livres I et II des Eléments, et il est également au centre des Sulbasutras ; les Grecs se sont en outre posé le problème de la construction de figures égales en volume, et on sait qu'ils ont buté sur la duplication du cube, c'est-à-dire la construction d'un cube de volume double d'un cube donné, qui est impossible à la règle et au compas. Or ce cube est un autel ou un tombeau, d'après le commentaire d'Eutocius aux œuvres d'Archimède5 : on peut se demander alors si une partie au moins des mathématiques euclidiennes n'auraient pas une lointaine origine mythique-rituelle ressemblant au védisme. On peut se demander encore, au vu des nombreux rituels "mathématisés" que révèle l'enquête ethnographique, si les mathématiques védiques ne sont pas l'expression d'une des formes les plus abouties, dans l'état actuel de nos connaissances, d'une gestation de la géométrie au sein de la pensée primitive mythique-rituelle, avant l'accouchement proprement dit dû au travail de la nouvelle pensée philosophique née en Grèce antique6. Nous présentons ici quelques sutras, dans leur concision et pour certains leur obscurité originales, extraits des Sulbasutras de Baudhayana et Katyayana, d'après la traduction du sanskrit en anglais par Sen et Bag (1983), The Sulbasutras of Baudhayana, Apastamba, Katyayana and Manava with Text, English Translation and Commentary ; nous avons parfois également utilisé la traduction du sanskrit en français de Jean-Michel Delire (1993). Nous avons joint, après chaque Sutra ou presque, un commentaire succint pour que le lecteur comprenne de quoi il s'agit. Les extraits ont été choisis de telle sorte que le lecteur puisse se faire une idée précise et complète de la façon fort élégante dont était résolu le problème, très important rituellement, de l'agrandissement homothétique d'un autel en forme de faucon7, problème qui mobilise une très grande partie des connaissances mathématiques présentes dans les Sulbasutras. Le fait que les textes que nous présentons soient motivés, dans le sens où ils sont des éléments d'un rituel, ne signifie pas que la liaison entre le mythe et la ritualisation géométrique uploads/Litterature/ autel-hindou-construction.pdf
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- Publié le Fev 07, 2022
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