La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres, du Moyen Âge

La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres, du Moyen Âge à nos jours VOLUME PREMIER Actes du colloque de Metz Juin 1996 Quorum Sous la direction de Vincent ENGEL et Michel GUISSARD EXPOSÉ INAUGURAL LE TEMPS DE LA NOUVELLE 8 LE TEMPS DE LA NOUVELLE Commencer un colloque consacré principalement à l’histoire de la nouvelle, en particulier de la nouvelle de langue française, par des considérations de carac- tère théorique, peut sembler paradoxal. La théorie aurait pu tout aussi bien être présentée à la fin, comme l’effet de plusieurs journées de discussions sur la prati- que de la nouvelle à travers les siècles, comme le résultat inductif et non pas comme une réflexion préalable. Les considérations que je vous soumets seraient donc peut-être à réviser à la fin de ces travaux. Une réflexion sur les genres devrait en principe commencer par une réflexion sur la question de savoir s’il est possible de définir les genres1. Les définir, c’est établir des cases permettant de classer l’ensemble des productions artistiques et culturelles ; les critères utilisés à cette fin au cours de l’histoire sont extrêmement divers. Ils sont toujours relationnels, c’est-à-dire qu’un genre ne peut jamais être défini hors de toute relation avec les autres genres2. En outre, la respectable lon- gévité des genres pose dès le début un problème à la critique : que se passe-t-il si j’utilise le même terme roman pour parler d’Héliodore et de Joyce, ou l’expres- sion poésie lyrique pour parler d’Horace et d’Eluard ? Les genres existent depuis plusieurs millénaires, une définition devrait donc soit accepter cette historicité et se faire mobile, changeante selon les époques, soit rechercher un très haut degré d’abstraction et éliminer tout élément histori- que. On a essayé de concilier ces deux optiques pour les genres les plus consacrés par la tradition et ayant par conséquent un grand nombre de contraintes préci- ses, comme l’épopée et la tragédie. C’était relativement facile dans le premier cas, puisqu’une imitation trop stricte avait tué l’épopée, notamment en France, dès les premiers essais : de Ronsard à Voltaire, la théorie reste, la pratique échoue3. La tragédie offre un exemple plus complexe : elle survit triomphalement à l’Anti- quité et sa longue agonie ne commence, curieusement, qu’au moment où elle4 devient consciente de sa spécificité nationale, c’est-à-dire au XVIIIe siècle. Sur un plan théorique général, l’une des meilleures méthodes pour définir les genres est sans doute celle de la pragmatique, c’est-à-dire celle qui permet de les distinguer à partir du destinataire, et qui remonte en fait à la Poétique d’Aristote. 1 Voir H. BOLL-JOHANSEN, « Une théorie de la nouvelle et son application aux Chroniques italiennes de Stendhal », dans Revue de littérature comparée, 1976, pp. 421-432. 2 Voir M.-L. PRATT, « The short story : the long and the short of it », dans Poetics 10, 1981, pp. 175- 194 et mon article « Les genres littéraires », dans J.-P. de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey, Dictionnaire des littératures de langue française, Paris : Bordas, 1984, pp. 897-900. 3 Voir S. HIMMELSBACH, L’épopée ou La case vide – La réflexion poétologique sur l’épopée nationale en France, Tübingen : Niemeyer, 1988. 4 Ou plus exactement la critique ; je pense notamment à Marmontel. ARON KIBÉDI VARGA 9 Le public écoute un artiste chanter un texte versifié : voici le lyrique ; il écoute un artiste réciter un texte versifié : voici l’épique ; il voit des artistes jouer et réciter un texte : voici le dramatique. Le chant monovocal ne peut nous occuper que pendant un temps limité, le jeu théâtral dispose d’un laps de temps plus long, mais c’est le temps de la récitation épique qui l’emporte. Entre ces trois genres il y a une certaine asymétrie. Contrairement aux deux autres, le lyrisme s’inscrit à peine dans la chronologie. En revanche, l’épopée et le théâtre compor- tent toujours des éléments narratifs – récités ou représentés – et la narration ne peut jamais entièrement s’arracher au temps5. Une telle distinction des genres du côté de la pragmatique a toutefois un in- convénient : elle ne se laisse guère subdiviser davantage selon ses propres critères en « sous-genres », comme comédie et tragédie, roman, épopée, nouvelle, etc.6 Pour distinguer ceux-ci, il faut avoir recours, semble-t-il, à d’autres critères, de nature hétérogène : thématiques (dénouement heureux ou malheureux, mariage ou mort) ou sociaux (personnages princiers ou bourgeois) par exemple. Ces critè- res sont d’ailleurs rarement théoriques au sens strict, ils sont très souvent des critères historiques déguisés : les actants « prince » ou « mariage », par exemple, représentent-ils des institutions universellement valables ? Y a-t-il, en particulier, des critères pour distinguer les genres selon les nations ? Des expressions comme « le roman anglais », « le roman français », « le roman russe », « le roman alle- mand » correspondent à des intuitions justes mais difficilement définissables. La même chose vaut pour les nouvelles. Joyce a-t-il écrit des nouvelles irlandaises et Eudora Welty des nouvelles nord-américaines ? Maupassant représente-t-il le mieux la France dans ce domaine ou faut-il considérer plus encore, à cause peut-être de certains stéréotypes répandus à l’étranger, le chef-d’œuvre érotique de Vivant Denon (Point de lendemain) comme le spécimen parfait de la « nouvelle française » ? Sur le plan pragmatique de la tripartition des genres, il est impossible de pro- céder à un affinement et de définir le sous-genre « nouvelle ». Il convient par conséquent d’en étudier les définitions dans une perspective historique. Ainsi nous savons, du moins depuis les travaux de Walter Pabst7, quels sont les ancêtres lointains de la nouvelle. Les Controverses constituent, dans l’Antiquité, des exercices rhétoriques basés sur un bref récit ; certains récits seront au Moyen 5 Voir G. GENETTE, Introduction à l’architexte (Paris : Seuil, 1979, p. 54), qui donne un examen critique et historique de cette fameuse tripartition. 6 Parmi les tentatives récentes de donner une définition théorique universelle de la nouvelle, citons celle de Mary Louise PRATT (op. cit.), qui utilise huit, celle de Michel VIEGNES (L’esthétique de la nouvelle française au vingtième siècle, New York : Peter Lang, 1989 p. 39), qui utilise six, et celle de Gerald PRINCE (« The Long and the Short of it », dans Style, 1993, vol. 27, n° 3. sp. sur la short story, pp. 327- 331), qui utilise sept critères pour déterminer le sous-genre « nouvelle ». Ces critères se recoupent pour l’essentiel d’un auteur à l’autre, mais ils sont chez chacun pris dans des domaines différents. 7 Novellentheorie und Novellendichtung – Zur Geschichte ihrer Antinomie in den romanischen Literaturen, Heidelberg : Carl Winter, 1967. LE TEMPS DE LA NOUVELLE 10 Âge repris par les prédicateurs dans leurs sermons comme exempla, c’est-à-dire comme, à la fois, des preuves implicites de l’argumentation et des moments de délassement8. Voici l’un de ces récits tirés de Sénèque le Père : Un père et un fils accomplirent des actions d’éclat. Le père demanda au fils de lui accorder le droit de choisir le premier la récompense ; le fils refusa. La question débattue en justice, le fils triompha. Comme récompense, il demande qu’on élève une statue à son père ; celui-ci le chasse9. Une telle généalogie – controverse, puis exemple, puis nouvelle de la Renais- sance – permet de recenser un certain nombre d’éléments qui reviennent dans presque toutes les définitions. D’abord : la nouvelle est brève10. La critique se plaint toujours du flou de cette notion (trois cents mots ? trois mille mots ?) mais semble oublier que l’adjectif bref fait exactement partie d’une catégorie séman- tique particulière, de ce groupe d’adjectifs comme grand, long, vieux, mince, etc., dont le sens est relatif, relatif au contexte et au sujet parlant11. La notion de brièveté, tout en étant indispensable, introduit donc une mobilité, voire une indécidabilité au cœur même de la définition. D’autant plus qu’il y a deux limites à la brièveté de la nouvelle : non seulement du côté maximal (Colomba de Mérimée est-il encore une nouvelle ?), mais aussi du côté minimal : Gerald Prince cite un texte espagnol de trente-deux mots, remplissant de nombreux critères que l’on rencontre dans les définitions courantes, mais qu’il refuse de qualifier de nou- velle à cause de sa brièveté excessive12. Ensuite : une communication brève doit avoir un but précis : on n’est jamais brièvement bavard. La rareté des mots proférés dans le théâtre de Beckett leur confère, même dans leur banalité lexicale, une importance sémantique et hermé- neutique. De même, un récit bref tend vers un but, un sens, c’est-à-dire vers une pointe13. Dans le récit cité de Sénèque – et c’est sans doute l’une des raisons pour ne pas le considérer comme une nouvelle – la pointe est même double14. La pré- sence très forte ou, au contraire, savamment cachée de la pointe constitue selon certains critiques anglo-saxons un moyen de distinguer, à travers l’histoire, deux 8 Voir Ernst Robert CURTIUS, Europäische Literatur und lateinsiches Mittelalter, Bern : Francke, 1948, p. 164 et J.-C. uploads/Litterature/ nouvelle-frontiere-1.pdf

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