PRÉFACE. MAUPASSANT conteur? Surtout s'il s'agit d'un recueÜ intitulé-Boule de
PRÉFACE. MAUPASSANT conteur? Surtout s'il s'agit d'un recueÜ intitulé-Boule de Suif, on risque. bien d'entendre de nos jours encore la phrase que Jean Richepin écri vait en 1880 : « Il est Normapd et parent de Flau bert,• digne de_ cette race plantureuse et saine. » Double méprise, à propos de Flaubert comme à propos de Maupassant. Mais elle a la vie dure, en ce qui concerne le joyeux batelier, l'homme couvert de femmes, l'auteur d'histoires de chasse et de mai sons closes, qu'est resté Maupassant pour beau- . coup. Dieu, que la France est jolie dans ces récits • où l'on trousse,· rit et boit! Sans doute }'écrivain a publié 'des récits fantastiques; mais c'est à côté, mais c'est parce qu'il devenait fou à la fin de sa vie ... La vérité dérange davantage. On est sur son che ~in, quand on reconnaît que les. contes fantasti ques ne sont pas isolés dans cette œuvre, mais sont publiés entre un récit de canotage et un conte pay san ; et encore, que leur. nombre ne va pas du tout en croissant jusqu'à ce que Maupassant sombre dans la folie. Bien au contraire. C'est.entre 1884 et 5 1886 qu'ils atteignent ·leur ·plus grande fréquence, quoique dès le début de l'œuvre ils soient assez • nombreux. Après 1886, et pour les quatre années qui restent dans cette courte carrière de dix ans, ils se raréfient considérablement, comme si }'écrivain avait craint désormais de susciter cette étrangeté du m·onde qui ne l'obsédait que· trop : très beaux contes, comme « La Nuit. « L'Endormeuse », « Qui sait? », mais contes exceptionnels dans la masse des autres. Non, le fantastique chez Maupassant n'est pas n entraînement de la folie. C'est le paroxysme d'une cruauté, d'une inflexibilité du des- tin qui apparaît constamment, comme le tout-ve nant de notre vie.- Le héros de « La Chevelure», ce «fou» vampirisé, mais c'est vous, c'est moi : il se promenait tranquillement dans Paris, il aimait lès vieux meubles ; cela a suffi pout_: qu'il soit dévoré par l'idée fixe. Du quotidien· est ·sortie l'inquiétante étrangeté. Il en sort tout aussi bien des situations atroces, qui sont moins choquantes peut-être pour la. raison, au ·premier abord : mais est-il « raisonna- ble » qu'un simple bijou fasse la catastrophe de deux existences, dans « La Parure»,· ou que l'hé roïne de « Première Neige » se soit condamnée à mort parce que son mari refusait d'installer un calorifère ? A considérer le train médiocre de ce monde, on est frappé par sa férocité. On y aban donne, pour de l'argent, la jeune épousée de « La Dot » ; on y tourmente à petit feu, jusqu'à la mort, comme dans «['Attente». Enfin, on n'y achève pas les chevaux·: on les laisse mourir lentement, hor riblement, comme dans « Coco ». Ce serait là une assez bonne définition de tout un aspect de l'univers de Maupassant. On n'y achève· pas les chevaux. Et les hommes sont très -compara bles aux chevaux : c'est dans leur être animal qu'ils 6 souffrent, s'ils ont la sympathie de l'écrivain. Quels qu'ils soient. On peut certes tirer de la lecture de ce recueil une vision très critique de la société con- , tempôraine : bêtise, lâcheté, cruauté des bourgeois dominés par l'argent ; société injuste dans son fon dement même. Mais on aurait tort de penser que cette critique, dans l'esprit de Maupassant,· puiss"e ouvrir sur l'espérance qu'un type de société plus vivable s'installe un jour.· Il l'a suffisamment pré cisé. En fait, la condamnation de la société d'argent est ici sans perspective qui se rapporte au passé ou à l'avenir. Elle joue le rôle -d'une fonction du récit, inverse et complémentaire de la fonction fantasti que. L'argent est un désir, un désir effréné. Comme •. l'amour, comme le vouloir-vivre, qui sont à l'ori gine de l'étrangeté. Mais à leur différence, il est· un. désir sur rien, dès qu'on possède assez d'argent pour- suffire à une vie .décente. Mme Loisel, dans « La Parure», ne soulève notre pitié que parce qu'elle souffre dans sa vie, dans sa chair, du man que d'argent : l'animal qùi est en elle a mal. Ce n'est pas le cas de Céleste, fille de riches fermiers, qui se retrouve enceinte dans « L'Aveu ,, pour avoir voulu épargner quelque̖ francs. _.,Pour rien, puis qu'elle n'en avait pas besoin. Ce n'est pas le cas des riches protagonistes de « Boule de Suif»; dont il est dit expressément que la guerre ne nuira pas à leur prospérité. Pour rien, ils entreprennent le périlleux voyage vers Dieppe : pour un superflu, une appa rence. Alors, le monde se reconstruit d'une • manière monstrueuse, parce que le paraître y étouffe l'être. Amour, pudeur, plaisir,. douleur, ne comptent plus. La « morale» et « l'honneur» ne · comptent plus. Céleste continue aussi longtemps que possible à cacher sa grossesse à Polyte,. pour continuer. à gagner des sous. Les· honnêtes gens 7 livrent Boule de Suif à l'occùpant, puis la «jettent» un.e fois qu'elle leur a servi. Le monde se déforme et s'égare; il devient absurde, quand on le.construit sur le pouvoir fictif de l'argent. En face, fonctionne l'autre monde déformé, celui des «fous» qui, eux, n'ont pas de rapport avec l'argent (le héros de.« La· Chevelure » est un rentier célibataire, comme celui du« Horla », de « Qui sait?»), et qui, eux; sont tout entiers la proie d'un désir physique et consubstan t'iel à leur être. Leur aberration n'en est une que parce que nous méconnaissons la force _ de leur désir. Il est fondé, lui. Le temps de lire un de ses récits, Maupassant nous donne à voir· une vérité vertigineuse : c'est Je fou qui vit pleinement ; _c'est dans notre société, que nous acceptons si bien, que . se trouvent l'illusion et la mort dans la vie. D'un côté du miroir comme de l'autre, l'existence n'est · pas tenable : odieus_e d'une parti de l'autre, livrée à l'accélération du désir. qui mène au suicide. Le résultat n'est pas quelque plaidoyer pour !'anti psychiatrie ou pour une société. meilleure : il est · • dans le. creux du vertige. Mais encore cette dichotomie n'est-elle pas la seule. Car le ·monde de Maupassant n'est pas tou jours cruel, pas toujours fantastique. C'est vrai qu'on y sourit et qu'on y rit. La mésaventure du «Protecteur», la· naïveté du père Boniface nous amusent, comme l'histoire de carabin contée dans « Une Soirée». C'est vrai qu'on y aborde gaillarde ment dаs sujets égrillards. J/ami Patience a monté avec sa propre famille une ·« maison » qui marche bien ; M. Lerebour trouve une vigueur perdue quand il assiste aux ébats de sa bonne dans la s.erre. Un « blason du corps masculin » s'ébauche avec • •. « La Moustache», où les allusions coquines ne manquent pas. _Et puis, jusque dans les récits moins 8 gais, ·l'allure est vive,· ies caricatures et les traits drôles se multiplient : sourires fugitifs, connivence d'un clin d'œil entre le lecteur et }'écrivain. Cornu det est ridicule, ·et, -à sa manière,. le capitaine Epi vent • l'est aussi. Le· ministre de « La Parure» - s'appelle comme un cabaretier célèbre. « La Cheve- •• lure » commence par la descriptiqn des délices du printemps à Paris. « Auprès d'un mort » contiènt l 'histofre . d'une mystification :post mortem-, et « Rose » celle d'u_ri _ ·iravestissement bien malin. De' récits intégralement cruels, sans· une lueur, on ne pourrait citer en somme que «Coco», « L'Attente »; « Première Neige ». • Ailleurs, .on est emporté par une" sorte de vouloir-vivre de l'écriture; qui est bien le témoignage de l'appétit· que Maupassant montre. à mimer le monde, tout . comme il montre de l'appétit à en jouir. Il est celui qui aime· les femmes, les parties-de plaisir, les choses qu'il transfère dans l'univers très .concret et très dense de . sa prose : . • nourritüres, .corps amoureux et paysages sensuels. Il est celui qui aime l'argent, et s'arrange très âpre ment p·our en gagner le plus possible avec sa litté rature. Quelque chose en lui comprend Céleste" et Patience, et les grosses farces, et le plaisir pas très raffiné des sens.· Il a beaucoup de « Bel Ami».· Seulement, ·ce monde-là ne cesse de s'inverser. Tantôt les ridicules participent à une action globa lement odieuse, et les objets plaisants à une cruauté (le meuble de « La Chevelure», les provisions dans , • « Boule de Suif»). Tantôt les récits dбôles inquiè tent, ou dévalorisent au second degré : médiocrité. des protagonistes, critique. implicite de la femme ou- de la société. Ce serait trop simple que tout soit joyeux. Trop simple aussi que tout soit noir : Mau_ passant reproche à ses-contemporains d'outrer leur névrose, вt de tomber dans l'horreur ou la perver- 9 sion gratuites. Quant à lui, il décrit une sene de dichotomies, de l'argent au fantastique, de la pitié au mépris, du uploads/Litterature/ banquart-marie-claire-pre-face-et-commentaire-a-boule-de-suif.pdf
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- Publié le Nov 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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