Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm
Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (2016- 2017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. 1 Cours 3 Dramaturgie Poétique de la comédie selon Molière Durant une bonne partie de l‘année 1663, une « guerre comique » avait opposé Molière aux détracteurs de son École des femmes, créée en décembre 1662. Il mena ce combat à travers deux comédies, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, auxquelles répondirent une dizaine de pièces presque toutes dues à ses adversaires (à l’exception d’un partisan tardif). L’originalité majeure de cette polémique littéraire, c’est que tous y imitèrent Molière dans le choix de la scène comme champ clos où vider la querelle. Cette querelle dite de L’École des femmes a une apparence : une douzaine de comédies polémiques où les trois théâtres parisiens se répondirent scène à scène, où Molière marqua des points par une stratégie d’initiative et de prouesse, en inventant une comédie de coterie mondaine et une comédie de coulisses où des personnages de son théâtre, voire sa propre troupe au sein de laquelle il se représente lui-même, viennent parler depuis la scène de Molière du théâtre de Molière, dans un jeu de spécularité qui fait le théâtre refléter et interroger son image dans le miroir de sa propre pratique, pour interroger l’esthétique de la comédie et les conditions de son évaluation. Le premier intérêt de cette polémique fut de lui permettre de théoriser son esthétique, au moment où il venait de composer de sa première grande comédie en 5 actes et en vers, et de rendre compte des audaces formelles qu’elle manifestait. Cette querelle eut aussi une réalité, moins brillante : un conflit d’intérêts patents et celés, des enjeux de prestige et d’arrivisme, une prise à parti et une prise de parti du public, où parmi les attaques et les polémiques que suscitait Molière se démêlent des interrogations malséantes sur lui, sa vie privée, son caractère supposé hargneux et fielleux, et sur sa moralité, voire sa piété, en tout cas son parti pris pour la liberté dans l’édification et la gouverne de soi-même que son École des femmes professait. Ces derniers thèmes expliquent et annoncent la création de Tartuffe et portent en gestation la promesse de la cabale contre cette pièce qui succède sans solution de continuité ou presque à la querelle faite à L’École des femmes. L’intérêt de ce précédent est double. Sous l’événement anecdotique, il fait emblème du contexte de polémiques, de coups fourrés, de bagarres et de conflits presque continus qui jalonnent la plus grande part de la création de Molière, depuis l’accueil fait à ses Précieuses ridicules en 1659, pastichées, piratées, détournées, jusqu’à la rivalité avec Lully qui devait priver Le Malade imaginaire de sa création à la cour en 1673 et faillit priver la pièce de musique et de danses, en passant par le retrait prématuré de Dom Juan de l’affiche et à l’embryon de polémique, inscrite au sein de la querelle de Tartuffe, que suscitèrent les quelques représentations de ce Festin de Pierre éphémère, accueilli notamment par les Observations du sieur de Richemont, qui fait chorus avec d’autres pour dénoncer l’impiété de l’ouvrage et de l’auteur. Premier enseignement à en tirer : Molière écrit dans un contexte souvent ardent, sa notoriété fait de lui une cible et l’enjeu de débats pour et contre ses œuvres et sa personne, à quoi il répond depuis ses propres comédies par des allusions transparentes à sa situation. Plus largement, d’ailleurs, son mode de création participe et profite de ce contexte. En deux mots, disons que les commandes de la cour inscrivent son invention sous le signe de Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (2016- 2017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. 2 l’urgence : il faut fournir au roi de la matière, sur-le-champ et en abondance, n’en fût-il plus au monde ; tandis que ses créations pour la ville sont placées sous le signe de l’exigence : on les attend et on attend « au tournant » celui qui les propose. Molière répond à l’urgence par l’improvisation, dont il a fait, bon gré mal gré, une des clefs de son écriture, avec ce que cela suppose de remplois, de pierres d’attentes non taillées, de fougue, de mouvement et d’énergie dans la facture. Il répond à l’exigence par l’audace assortie au métier : habile à faire vite et bien, il évite de lasser par des ouvrages qui seraient composés au moule, d’une part en traitant des sujets variés et d’actualité, voire hardis ou clivants, d’autre part en recherchant des solutions esthétiques soit nouvelles et expérimentales, soit renouvelées et variées (au sens des variations musicales) dans la reprise des modèles éprouvés. Illustration de l’esthétique de l’urgence, la création peut-être prématurée de Tartuffe dans le cadre d’une fête royale à laquelle il fallait fournir du neuf, hors du contexte prévisible pour la création d’un tel ouvrage. Dans le même sens, les ajustements, compléments et réécritures de la pièce jusqu’en 1669 illustrent la méthode de composition par reprises et variations à laquelle l’écriture de commande avait rompu le poète, sur un sujet qui, illustration de l’esthétique de l’audace, associait hardiesse, clivage et actualité. De même, la création du Misanthrope procède pour partie du remploi d’une comédie héroïque mal reçue, Dom Garcie de Navarre, dont le détournement en comédie de coterie mondaine (pour ne pas dire de « salon », ce qui serait anachronique) conforte un sous-genre où figurent déjà Les Précieuses ridicules et La Critique de l’École des femmes, avant La Comtesse d’Escarbagnas puis Les Femmes savantes. Ce sous-genre fait couple par voisinage et contraste à la fois avec celui de la comédie de famille dont Tartuffe est le prototype, avant L’Avare, Le Bourgeois gentilhomme et Le Malade imaginaire, à quoi on ajoutera, de l’autre sous-genre, Les Femmes savantes dont le sujet est tout justement la coexistence incongrue et bouffonne des deux veines. L’autre enseignement, plus essentiel, tiré de la préséance qu’eut la querelle de L’École des femmes sur les querelles de Tartuffe et Dom Juan dans le cadre desquelles s’inscrit aussi Le Misanthrope, c’est bien l’occasion qu’elle fournit à Molière de préciser sa conception de la comédie. À quoi s’emploient les débats de La Critique et pour partie ceux de L’Impromptu : leurs intuitions sont prolongées de manière parfaitement articulée avec eux par la Lettre sur la comédie de l’Imposteur. Le choix de faire passer le débat sur la scène avec La Critique de l’École des femmes n’avait pas eu le mérite seulement de mettre au jour et de cristalliser les calomnies et mauvais procès qui couraient les coulisses de l’actualité parisienne. En distribuant ses adversaires dans des rôles tirés de son propre répertoire comique, ceux d’une précieuse prude et affectée, d’un marquis évaporé et d’un savantasse fielleux, Molière y trouvait l’avantage de jeter l’anathème du ridicule sur le parti adverse, selon une stratégie qui dit l’essentiel de la révolution esthétique qu’accomplissait son œuvre et que parachevait son École des femmes : cette stratégie consistait à tirer parti du ridicule de l’adversaire pour donner à lire au public, dans l’évidence d’un spasme d’hilarité, le néant d’une chicanerie s’évertuant à contester pour contester et à plaider contre l’évidence. Une telle stratégie révèle, mieux, elle implique une conception du rire que nous dirons « orientée », qui combine la vérité de l’observation, la vraisemblance de la restitution et l’intention morale de la représentation des difformités que nos ridicules Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (2016- 2017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. 3 bien observés, justement transposés et irrésistiblement moqués impriment à la nature. De quoi les adversaires de Dorante pétris de leurs ridicules d’affectation, d’évaporation ou de pédantisme offrent l’illustration par leur caractère et leurs manières. Cette conception du rire comme sanction du ridicule observé à la ville et révélé par la scène est délinéée par la réflexion de Molière dans le cadre de la querelle de L’École des femmes avant d’être formulée plus explicitement dans la Lettre sur l ‘Imposteur : Le ridicule est donc la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable, pour nous en faire apercevoir, et nous obliger à le fuir. […] De là vient que ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c’est-à-dire le ridicule sur quelque manque de raison1. En ce sens, le rire constitue la charnière, ou pour parler en termes actuels et plus justes encore, « l’interface » entre le plaire et l’instruire, qui par lui communiquent, mieux, qui adhèrent l’un à l’autre comme recto et verso de la même médaille. Au recto, uploads/Litterature/ cours-3-dramaturgie-poetique-de-la-comedie-selon-moliere.pdf
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- Publié le Mai 21, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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