Revue belge de philologie et d'histoire Baudelaire et le poème en prose Robert

Revue belge de philologie et d'histoire Baudelaire et le poème en prose Robert Guiette Citer ce document / Cite this document : Guiette Robert. Baudelaire et le poème en prose. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 42, fasc. 3, 1964. Langues et littératures modernes — Moderne taal- en letterkunde. pp. 843-852; doi : 10.3406/rbph.1964.2528 http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1964_num_42_3_2528 Document généré le 08/05/2016 BAÏÏDELAIEE ET LE POÈME EN PEOSE A peine Charles Baudelaire a-t-il terminé les Fleurs du Mal, qu'il annonce des textes qui figureront parmi ses poèmes en prose. Comment l'idée d'écrire des poèmes en prose pouvait-elle venir à un poète auquel des œuvres en vers apportaient déjà la célébrité (du moins il parlait de sa célébrité dans une lettre à sa mère, le 3 juin 1857) ? Ce n'est pas que le vers l'ait déçu ! Il en écrira encore. S'il choisit une nouvelle forme, c'est qu'il y tente une expérience. Il ne se fonde pas sur une tradition. Si, dans sa dédicace, il fait état du Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, c'est pour nous prévenir qu'il écrira quelque chose de différent. L'histoire du poème en prose est une histoire discontinue. La notion du genre « poème en prose» ne parvient pas à se fixer (*). Très longtemps, il faut le rappeler, on a confondu versification et poésie. (Les arts poétiques étaient avant tout des traités de versification, de prosodie). Cette confusion fut ébranlée le jour où Houdar de la Motte s'avisa que « la rime et la mesure peuvent subsister avec les idées les plus triviales et le langage le plus populaire». Il en a conclu qu'il pouvait y avoir de la poésie en prose. Mais si on en fait l'essai, si la forme change — ou tente de changer — la poésie demeure une sorte « d'éloquence harmonieuse » comme dit Voltaire. Et cela n'aboutit qu'à une prose poétique : on recherche de nouveaux rythmes, des harmonies, des figures de style, un (1) La présente étude est un fragment de l'histoire du poème en prose que nous préparons depuis plus de trente ans et que diverses raisons nous ont empêché jusqu'ici d'achever. Plusieurs auteurs ont publié des ouvrages sur le même sujet : Franz Rauhut, Das französische Prosagedicht (Hamburg, 1929), Paul Lefèbvre, Essai sur le poème en prose (Bruxelles, 1943), Maurice Chapelan, Anthologie du poème en prose (Paris, 1946), Suzanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours (Paris, 1959). — Nous avons donné sur ce sujet des cours et des conférences dans diverses universités, depuis 1933 : Gand, Louvain, Lille, Poitiers, Toulouse, Giessen, Manchester. 54 844 R. GUIETTE vocabulaire poétique, qui permettront à la prose de donner l'illusion du vers. Ce sera une prose « vêtue à la poétique », un art de la prose que l'on pourrait qualifier de prosodie évoluée : une forme plus malléable, mais devant produire un effet analogue à celui que produit le vers. Petit à petit, après divers essais — poèmes à l'antique, comme Vin- vocation aux Muses de Montesquieu (x) ; traductions de poèmes étrangers : Nuits de Young, Ossian, etc — se pose le vrai problème, celui de la poésie s'exprimant en une prose authentique, je veux dire : libérée de l'usage systématique des cadences et du nombre, des harmonies, des rimes, des images ornantes et d'un vocabulaire tout fait. Il ne s'agit plus d'un changement de formule prosodique, mais d'une prose réellement libre. On en a pris l'idée dans les traductions de poèmes. Cela s'accompagne alors d'une poésie de l'étrange, du non-conformisme littéraire. On tient d'abord, sem- ble-t-il, que cela ne peut se concevoir que dans le genre exotique. Ce sont alors des essais de poèmes pseudo-étrangers : les Chansons madécasses de Parny, les chansons d'Atala, et d'autres, c'est-à-dire des poèmes de « style sauvage », biblique ou gaulois, des romances dont on remarquera le pittoresque. La prose y sera d'une arythmie apparente, mais avec des charmes musicaux, la « magie des mots » ! C'est une prose chantante. Le poème apparaissant comme un tour particulier, voire étrange, donné à une anecdote, à une méditation, à une moralité ... Les tentatives sont nombreuses, rarement réussies. Ce n'est pas le lieu ici de rappeler des noms dont plus d'un est justement oublié. Quant à Aloysius Bertrand, on publie en 1842 ses poèmes en prose, de donnée romantique et d'une écriture très pure et très parfaite. Son Gaspard de la Nuit fait songer par la rigueur de la forme à une sorte de Parnassien avant la lettre, qui disposerait pour ses petits tableaux d'un pittoresque suggestif — ne les appelle-t-il pas Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot ? — et d'une note de mystère empruntée à Hoffmann. Sainte-Beuve, dans un article souvent cité, admirait « ses petites ballades en prose, dont le couplet (1) Montesquieu, Esprit des lois, seconde partie, 1748. ÔAUDELAIRE ET LE POEME EN PROSE 845 ou le verset exact simulait assez bien la cadence d'un rythme» (1). Tandis que, plus tard, Gustave Kahn distinguait deux sortes de poèmes en prose : « L'une plastique, sobre, stricte, apportée par Bertrand ; l'autre chantante et musicale, innovée par Baudelaire » (2) . Baudelaire renouvelle tous les problèmes, mais nous ne croyons pas que ce soit dans le sens indiqué par le poète symboliste. Baudelaire, on n'en peut douter, voyait plus loin. On peut s'étonner des propos de Mendès ou de Leconte de Lisle, — propos repris par Pierre Louys — déclarant que Baudelaire n'est pas un poète, qu'il ne pense « qu'en prose », et que chacune des Fleurs du Mal ne serait qu'un poème en prose traduit en vers (3). Les petits poèmes en prose ne seraient que ces « brouillons ». Baudelaire avait prévu l'objection, quand il écrivit à Arsène Houssaye (Noël 1861), en lui faisant tenir un specimen de Poèmes en prose : « Vous serez indulgent, car vous avez fait aussi quelques tentatives de ce genre, et vous savez combien c'est difficile, particulièrement pour éviter d'avoir l'air de montrer le plan d'une chose à mettre en vers» (4). Son esprit critique l'empêchait de rien publier qui ne fût parfaitement achevé. On devrait pouvoir reprendre ici en suivant l'ordre chronologique ses poèmes en prose et ce qu'il en dit dans sa correspondance, pour voir comment l'essence et la formule du poème en prose se sont précisées dans son esprit. On pourrait y suivre, en même temps, une histoire navrante et tragique. Un merveilleux esprit s'y débat non seulement dans les affres de la création, mais au milieu des difficultés de la vie. C'est la longue et pénible aventure du génie le plus méticuleux et le plus conscient. Il a le pressentiment que son livre ne sera jamais fini, ce livre qu'il qualifiait de « maudit livre» (5). On verra dans la correspondance du poète qu'il doit lutter à tout instant contre son impuissance à finir son œuvre. (1) Sainte-Beuve. Portraits littéraires : « Aloisius Bertrand», dans Œuvres, II, p. 343. (Bibliothèque de la Pléiade). (2) Charles Baudelaire, Paris, 1925. (3) J. Crepet, Propos sur Baudelaire (Paris 1957), p. 207. (4) Lettre à Arsène Houssaye, Noël 1861. (5) «Le Spleen de Paris, ce maudit livre», Lattre à sa mère, Bruxelles, 3 novembre 1864. 846 R. GUIETTE « Mon Dieu que ce sera long à finir» (1). « Ah ! quelle joie quand ce sera fini ! Je suis si affaibli, si dégoûté de tout et de moi-même, que quelquefois je me figure que je ne saurai jamais achever ce livre interrompu depuis si longtemps, et dont j'ai cependant tant carressé l'idée » (2). De toutes les difficultés, de toutes les faiblesses, de la névrose ancienne et de la maladie une empreinte restera dans le livre des petits poèmes en prose, le Spleen de Paris. C'en sera « le témoin le plus sûr », comme le note Pierre Jean Jouve (3) . « Le Spleen de Pans, dit-il, est l'ouvrage qui marque l'utilisation géniale (entourée de profondes difficultés) que Baudelaire a faite de sa névrose. Dans ces pièces amères, à la recherche du secret inconnu, il trouve à chaque pas son propre mal. La prose, attentive et acharnée, opère une sorte de biopsie morale que le poème trop armé et majestueux ne pouvait réaliser» (4). Quelques critiques avides de découvrir des tares, des faiblesses, des décrépitudes ont le tort de considérer les poèmes qui ne leur plaisent pas, comme marqués par les dernières années de la maladie. Ce que Baudelaire a fait, il a voulu le faire. Il revenait souvent et longtemps sur des écrits anciens ; les dates de publication ne sont jamais que le terme final. Si tel ou tel poème a été publié dans une forme que le poète, s'il avait vécu, aurait modifiée, il ne s'ensuit pas que l'on puisse décrier l'entreprise entière. Le livre, tel qu'il est constitué, correspond-il aux anciens projets ? Il serait étonnant que la conception d'un ouvrage n'ait pas évolué en dix ans. Ce qui importe, c'est que dans l'état où il nous uploads/Litterature/ baudelaire-et-le-poeme-en-prose-robert-guiette.pdf

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