1 Benoît de L'Estoile Du Musée de l'Homme au quai Branly : les transformations

1 Benoît de L'Estoile Du Musée de l'Homme au quai Branly : les transformations des musées des Autres en France1 Summary The Quai Branly Museum is devoted to “the non-Western arts and cultures.” The very definition of the museum is laid down in contrast to a point of reference that is characterized as Western, and contemporary. This museum is thus a classic museum of the Other – at the same time similar to and different from previous museums of the Other, in particular the Musée de l’Homme. Because it emphasizes the aesthetic dimension above others, the Musée du Quai Branly epitomizes the end of the ethnologists’ monopoly on interpretation regarding objects and artifacts that belong to the Other. It also illustrates some paradoxes the ways France deals with her colonial past. Pour contribuer à la réflexion sur la façon dont les musées construisent et mettent en scène les identités en France, je partirai de la création du musée du Quai Branly, ouvert en juin 2006. Remarquons d’abord le caractère très politique des discours qui entourent aujourd'hui en France la création des musées, que ce soit pour le Musée du quai Branly, la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration, dont l’ouverture est prévue en 2007, ou le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) en construction à Marseille, ou encore le futur Département des Arts Islamiques au Louvre. Le Musée du quai Branly se veut ainsi un geste politique, qui entend affirmer une nouvelle image de la France. Selon le président de la République (jusqu’en mai 2007), Jacques Chirac, directement à l’origine du projet : « en ces temps de violence, d’arrogance, d’intolérance et de fanatisme, le Musée du Quai Branly sera une nouvelle manifestation de la foi de la France dans les vertus de la diversité et du dialogue des cultures », prolongeant l’ouverture en 2000 des salles du Louvre consacrées aux sculptures d’Afrique, Amérique, Asie, et Océanie.2 Dans cette perspective, il s’agit de réparer une injustice historique : consacrer aux « arts premiers » un nouveau musée, ce serait les reconnaître pleinement, et à travers eux, les civilisations non-occidentales dont ils constituent l’expression par excellence. Toute création d’institution s’accompagne d’un discours inaugural, qui insiste sur l’effet de rupture, tout en revendiquant une généalogie. Dans le cas du Musée du quai Branly, la 1 Ce texte reprend mon intervention de juin 2006, avant l’ouverture du Musée du quai Branly. Je remercie le Centre de l’Université de Chicago à Paris et Sarah Froning de m’avoir invité à participer à cette réflexion sur les transformations actuelles du paysage muséal. Faute de place, mon propos a ici un caractère sommaire ; pour une analyse plus argumentée, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le goût des Autres. De l’exposition coloniale aux Arts premiers (Flamarion, 2007). 2 Discours de J. Chirac aux participants à la rencontre internationale des communautés amérindiennes, juin 2004. hal-00361609, version 1 - 16 Feb 2009 Manuscrit auteur, publié dans "France and its Others: New Museums, New Identities/ La France et ses Autres: Nouveaux Musées, Nouvelles Identités, Paris : France (2006)" 2 généalogie revendiquée est celle des artistes qui, au début du XXe siècle, ont « découvert » l’art africain, puis océanien. Une rupture est marquée par la décision de bâtir un nouveau temple voué aux « arts premiers » plutôt que de s’installer dans l’ancien Palais permanent des Colonies, bâti pour l’Exposition coloniale de 1931,3 qui abrita le Musée des Arts africains et océaniens jusqu’en 2003, ou au Trocadéro, reconstruit pour accueillir le musée de l’Homme en 1938. Cette double rupture est symboliquement une façon de tourner la page, rejetant à la fois un passé colonial devenu encombrant et une définition disciplinaire du musée. Loin d’une vaine polémique, je voudrais ici suggérer que cette rhétorique de la rupture, si elle correspond à des inflexions significatives, masque aussi des continuités. J’aborderai ces questions en empruntant à la fois à une anthropologie politique appuyée sur l’histoire et à la sociologie des professions. Musées de soi, musées des Autres Le Musée du quai Branly est donc consacré « à l’art et aux cultures des civilisations non occidentales », selon les termes de Germain Viatte, directeur du projet muséologique. Ainsi la définition même du musée se fait par contraste avec un point de référence désigné comme occidental et, implicitement, contemporain. Il s’agit donc typiquement d’un Musée des Autres. On peut en effet répartir les musées, et particulièrement les musées d’anthropologie et d’histoire, en deux catégories du point de vue de leur rapport à l’identité : les musées de soi et les musées des Autres. La situation en quelque sorte normale, et de loin la plus fréquente, est celle d’un « musée de soi ». Le musée expose les trésors d’une communauté, que celle-ci soit municipale, provinciale, régionale ou nationale. Sous ses diverses formes, le « musée de soi » répond à la question « Qui sommes-nous ? », en s’adressant à la fois au visiteur extérieur et à la « communauté » elle-même, que le musée vise d’ailleurs souvent à renforcer, voire à constituer. Ainsi les musées dits de société ont souvent été porteurs de projets d’affirmation d’une identité locale, tels le Musée alsacien à Strasbourg, créé sous la domination allemande par des francophiles revendiquant une identité alsacienne propre, le musée des Pays de Seine et Marne à Saint-Cyr sur Morin, musée départemental héritier d’une collection d’objets « briards » récoltés par des folkloristes de l’entre-deux-guerres, ou encore l’écomusée de la Grande Lande à Marquèze, crée 3 Cf. B. de L’Estoile, « Des races non pas inférieures, mais différentes : de l’Exposition Coloniale au Musée de l’Homme », in Claude Blanckaert (dir.), Politiques de l’anthropologie : pratiques et discours en France (1860-1940), L’Harmattan, 2001, p.391-473. hal-00361609, version 1 - 16 Feb 2009 3 par Georges-Henri Rivière pour évoquer la transformation de l’économie et du paysage des Landes de Gascogne à partir du Second empire. Tous sont des musées de soi qui renvoient à un Nous incarné dans le musée par divers objets hérités du passé provenant du territoire de la communauté en question. Les musées d’anthropologie peuvent eux aussi être des « musées de soi » : c’est le cas de l’extraordinaire Musée national d’anthropologie à Mexico, comme le souligne l’inscription qui figure au-dessus de l’entrée : « Les peuples puisent dans la grandeur de leur passé valeur et confiance devant l’avenir. Mexicain, contemple toi dans le miroir de cette grandeur. Eprouve ici, étranger, l’unité de la destinée humaine ». Son directeur, Felipe Solis, décrit la « Pierre du Soleil » aztèque comme « l’autel de la nation mexicaine », et les familles mexicaines s’y pressent le dimanche pour communier autour des origines de la nation. La notion d’un « musée des Autres » est beaucoup plus étrange. Elle renvoie précisément à ceux qui sont définis comme « autres », par opposition à Nous. Le « musée des Autres » expose les « choses des Autres » ; des objets qui ont pour caractéristique principale d’être exotiques au sens propre, c'est-à-dire d’être originaires d’un lieu lointain, et d’avoir été rapportés « chez nous » par ceux qui s’étaient rendu « chez les Autres » pour divers motifs : expéditions militaires, missions, commerce, explorations, administration, voyage. La forme sans doute la plus fréquente de musée des autres a été le musée d’ethnographie. Le principe de base du musée ethnographique, tel qu’il se met en place dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans le sillage du musée d’histoire naturelle, était en effet de présenter sur un mode encyclopédique la diversité des races et des cultures humaines, conçue sur le modèle de la diversité des espèces. C’est pour une large part dans les musées que l’anthropologie s’est constituée en discipline, au XIXe siècle, autour de la préoccupation d’identifier et de classer ces objets venus d’ailleurs, et, plus largement, de résoudre les problèmes intellectuels posés par la rencontre de mondes différents. 4 Les musées consacrés à l’ethnographie mais aussi aux arts « non-occidentaux », diversement qualifiés de « premiers », « primitifs » ou « tribaux » sont des musées des Autres. En exposant leurs objets, ils proposent une réponse à la question : « Qui sont les Autres ? » Le musée d’ethnographie exotique était aussi souvent le musée d’un Nous colonial ou missionnaire, lieu d’appropriation des objets des autres, au sens à la fois matériel et cognitif. 4. Voir notamment Nélia Dias, Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro, 1879-1908 : anthropologie et muséologie en France, Presses du CNRS, 1991 ; G.W. Stocking, Jr. (dir.), Objects and Others: Essays on Museums and Material Culture, Washington DC, University of Wisconsin Press, Coombes, 1985. hal-00361609, version 1 - 16 Feb 2009 4 Le musée comme affirmation de l’universalisme pluraliste Je passe ici sur la succession des musées des Autres en France, pour revenir sur le Musée de l'Homme, contre lequel s’est explicitement défini le Musée du quai Branly, de même que le Musée d’ethnographie du Trocadéro avait servi de contre-modèle au Musée de l'Homme. Paradoxalement, uploads/Litterature/ benoit-de-l-x27-estoile-musee-des-autres.pdf

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