1 ADAPTATION : UNE « ADOPTION » SELON CERTAINES OPTIONS Octave Mirbeau a écrit
1 ADAPTATION : UNE « ADOPTION » SELON CERTAINES OPTIONS Octave Mirbeau a écrit nombre de textes qui, à la simple première lecture, eu égard tant aux comportements développés par les personnages que des divers niveaux de langage mis en oeuvre, se révèlent immédiatement séduisants pour une translation/interprétation sur une scène de théâtre — et ce d’autant plus que l’auteur a proposé une palette d’oeuvres dramatiques ayant connu un franc succès et se trouvant encore assez souvent à l’affiche (Les affaires sont les affaires, Le journal d’une femme de chambre, Le foyer, L’épidémie). Contextes politico-sociaux et culturels, situations de conflit, actions conduites par les protagonistes, péripéties dans le déroulement de la fable, rebondissements, chute, dramaticité infiltrée en permanence dans la progression diachronique du récit : tout semble idéalement se prêter, voire s’offrir d’emblée, à un travail de transposition ou translation scéniques. Bref : les metteurs en scène et/ou comédiens, professionnels ou amateurs, expriment fréquemment le désir, jubilatoire, de se consacrer avec ferveur à l’adaptation de récits de Mirbeau, dont le verbe flamboyant, incisif, intransigeant, caustique, se révèle riche de promesses théâtrales et de prouesses scéniques capables de focaliser l’attention d’un public. Adapter un texte non originellement destiné à être énoncé et interprété sur scène, c’est bel et bien de toute évidence, dans un premier mouvement spontané, voire impulsif, vouloir adopter ce texte — c’est-à-dire le faire sien, s’en emparer avec précaution afin de l’élever, le promouvoir, le dérouler en actes et en jeu sous le feu des projecteurs, lui donner publiquement vie et audience sur un plateau de théâtre. Il est indéniable que, lors d’une telle procédure d’appropriation respectueuse du discours et des finalités supposées de l’auteur, la subjectivité du maître d’oeuvre jouera, lors des diverses phases de modification de la structure et des relations internes du tissu textuel, un rôle de tout premier plan. Ce que ce médiateur de la parole et de l’univers fictionnel bâti par l’auteur qu’est le dramaturge adaptateur s’efforcera de mettre en relief, de (trans)poser ouvertement sans vouloir en aucune façon imposer (afin de laisser libre cours à l’imaginaire du futur spectateur-récepteur, dans le cadre d’une « oeuvre ouverte » telle que définie, entre autres théoriciens, par Umberto Eco), c’est son (ses) point(s) de vue sur le texte, sur le monde possible que celui-ci peu à peu, au fil de la parole performative et des actions engagées, tisse, projette et délimite. Car s’il l’a élu parmi d’autres, ce texte-là, c’est selon toute vraisemblance parce que celui-ci trouve écho en lui, exerce sur lui une influence profonde, prégnante, débusque en lui nombre de points d’ancrage sensibles qu’il souhaite faire partager et adopter par le public potentiel en direction duquel il va travailler. Les diverses procédures d’adaptation et la stratégie narrative mises en oeuvre reflèteront par voie de conséquence, outre celles de l’auteur, inscrites en filigrane dans son texte, les convictions et 2 points de vue personnels de l’adaptateur, son appréhension subjective du monde fictionnel dessiné par le développement du texte, ses ressentis émotionnels et/ou esthétiques, tant sur le plan du contenu (la structure profonde, « le fond », le signifié) que sur celui du contenant (la structure de surface, « la forme » esthétique mûrement choisie pour le déroulement de la partition spectaculaire, le signifiant). Il ne saurait en aucune manière y avoir, pour adapter un texte non destiné à la scène, de recettes « dramaturgiques » préétablies, dûment recensées et étiquetées, de technique infaillible qui aurait en toutes époques et tous lieux su faire ses preuves et serait désormais « incontournable » — comme on dit stupidement par automatisme langagier à la mode. Il y faut sans le moindre doute, avant toute autre qualité ou talent, une subtile connaissance et aperception de la scène théâtrale et des effets le plus souvent intangibles (illocutoires, perlocutoires, performatifs) que cette scène exerce, en feed- back, sur le public qui s’est assemblé dans le theatron avec l’intention de focaliser sur la boîte scénique ses regards, son écoute, sa meilleure attention. L’énonciation in vivo et in situ d’un texte par des acteurs en direction d’une assemblée de spectateurs n’entretient que de vagues et brumeux rapports avec la lecture muette, en solitaire, de ce même texte. La lecture individuelle, pratiquée par un sujet autonome libre de son temps et de son comportement, permet en effet l’arrêt sur telle ou telle portion de texte, le retour en arrière, la réflexion sur tel ou tel mot ou passage, l’analyse ; la représentation, de son côté, s’offre comme un flux permanent, ininterrompu, qui n’autorise que rarement de semblables stases ou retours réflexifs. La scène est émettrice et médiatrice d’émotions et perceptions qui sont indissolublement liées à la présence vivante du public dans le lieu théâtral — ce lieu où les spectateurs (spectare : regarder, contempler) ont librement choisi de prendre place pour suivre des yeux et écouter de tout leur corps sensible une fable dorénavant « concrétisée », relatée par des individus de chair, d’os et de parole, les acteurs, lesquels déclenchent immanquablement un impact esthésique diffus ou direct, souvent inattendu, sur eux. Le public de théâtre vient « assister à » une performance spectaculaire, mais, comme le notait avec beaucoup de pertinence Peter Brook (in : L’espace vide) il « assiste » également celle-ci en retour par la qualité même et l’intensité de sa contention d’esprit, de la vigilance de sa présence — même si cette présence peut de prime abord sembler absolument passive (le destinataire des événements spectaculaires n’ayant en effet pas droit à la parole ou à la repartie, contrat théâtral oblige). De même, la performance offerte sur le plateau assiste chaque spectateur dans son cheminement psycho-sensible au sein de l’univers relaté, montré et agi sur les planches : les interactions entre émetteur (acteurs) et récepteur (spectateurs) sont ininterrompues ; de leur subtilité et densité dépendront in fine la qualité globale du spectacle et les jugements formulés à l’issue de celui-ci. 3 Il est flagrant qu’un texte narratif sera d’autant plus facilement transposable sur une scène de théâtre qu’il présentera en sa structure même nombre de passages dialogués. Ceux-ci peuvent de fait être transférés tels quels, sans modification notoire — ou, dans le cas l’on souhaiterait procéder à une actualisation du langage mis en oeuvre afin de rendre la fable plus immédiatement ancrée dans notre époque (ce, à condition, bien entendu, que le texte soit tombé dans le domaine public, soit soixante- dix ans après la mort de l’auteur), légèrement infléchis, en veillant bien lors de ces ré-ajustements à ne point trahir ou dévier les intentions et finalités supposées de l’auteur, à préserver ce que l’on appelle, de façon nécessairement vague et indéterminée, l’esprit même du texte. C’est à une telle actualisation que j’ai personnellement procédé lorsque je me suis attelé à la courte pièce en un acte intitulée L’Épidémie, en 2000, avec mon ancienne compagnie, AFAG-Théâtre. Comme cette oeuvre « coup de poing », sous bien des rapports très iconoclaste pour les élus et édiles, se révélait d’une durée trop brève pour pouvoir faire spectacle à part entière sans adjonction d’un second texte, je me suis autorisé à écrire et ajouter certaines répliques, dans la droite veine de la vision satirique, sarcastique et critique de la réunion extraordinaire du conseil municipal d’une petite ville portuaire imaginée par Octave Mirbeau. La tâche fut à vrai dire relativement aisée, car étayée à maints égards par le contexte économico-social de l’époque : en pleine période de crise dite « de la vache folle », l’épidémie relatée par Mirabeau — épidémie provoquée dans une caserne par des viandes avariées et des eaux contaminées — trouvait un écho en prise sensible immédiate sur l’actualité. Quant aux quelques conseillers municipaux présents lors de cette réunion tout à fait extraordinaire convoquée en toute hâte un lendemain de réveillon, il suffisait d’infléchir ou d’hyperboliser certains de leurs traits de caractère, de leurs « agissements » (caractérisés par des comportements partagés tels que versatilité, lâcheté, égocentrisme, vanité, duplicité, flagornerie, langue de bois, soif de pouvoir, comportements plus que jamais à l’oeuvre aujourd’hui) pour qu’ils puissent sans peine trouver leurs référents dans l’actualité toute fraîche de l’aube des années 2000. Mon équipe et moi-même avions à l’époque souhaité représenter ce spectacle, qui se déroule en huis-clos, dans le lieu même de l’action relatée, à savoir la salle du conseil municipal des mairies : les réticences et fins de non-recevoir furent bien sûr nombreuses, et nous avons dû, à contre-coeur, nous replier sur des lieux de représentation plus conventionnels. Mais Mirbeau se trouvait, quoi qu’il en fût, en plein coeur du débat houleux sur la prophylaxie et le manque évident de rigueur quant aux contrôles exercés par les autorités compétentes sur l’industrie alimentaire, ainsi que sur la représentativité et fiabilité de nos gens de pouvoir locaux. Nombre de répliques et d’attitudes faisaient infailliblement mouche, déclenchant un rire libérateur. J’ai récemment procédé à d’autres réajustements du texte de cette pièce, dans la perspective de sa représentation avec une nouvelle équipe, en 2017, dans le cadre de la commémoration du centenaire de la uploads/Litterature/ bernard-martin-adaptation-une-adoption.pdf
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- Publié le Aoû 17, 2022
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