MARX, RENOUVIER, ET L'HISTOIRE DU MATERIALISME par Olivier-René BLOCH LA Sainte

MARX, RENOUVIER, ET L'HISTOIRE DU MATERIALISME par Olivier-René BLOCH LA Sainte Famille contient quelques pages bien connues des philosophes marxistes, et au-delà, sur l'histoire du matérialisme à l'âge classique l. Dès la parution de l'ouvrage, ces pages avaient frappé Engels qui, mar- quant suffisamment par là que seul Marx en était l'auteur, lui écrivait le 17 mars 1845 : « La Critique critique [.] est absolument épatante. Tout ce que tu dis de la question juive, de l'histoire du matérialisme et des Mystères est superbe et aura un effet excellent » 2. A la fin de sa vie, en 1892, le même Engels en reproduira la partie qui porte sur le matérialisme britannique 3 dans l'introduction de l'édition an- glaise de Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique4. Trois ans plus tard, Lénine, lisant la Sainte Famille pour la première fois, était à son tour frappé par ce texte, dont il notait dans ses Cahiers : « Ce passage [.] est un des plus précieux du livre. On n'y trouve pas de critique littérale, mais un exposé tout au long positif. C'est un bref aperçu de l'histoire du matérialisme français. 1. Karl Marx et Friedrich Engels : La Sainte Famille, ou Critique de la critique critique, contre Bruno Bauer et consorts, trad. E. Cogniot, Editions Sociales, Paris, 1969, chapitre VI, iii, d : « Bataille critique contre le matérialismefrançais », pp. 151-160. Dans les notes suivantes, nous renvoyons par le sigle SF à cette édition. 2. K. Marx - F. Engels : Correspondance, tome J, Ed. Soc., Paris, 1971, p. 367. 3. Il s'agit du passage qu'on trouve dans SF pp. 154-6, de « le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne» à « le théisme n'est qu'un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion ». 4. F. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Ed. Soc., Paris, 1969, pp. 27-30. Je devrais citer le passage tout entier, c'est pourquoi je me contente d'en faire un rapide résumé» s. Et faut-il rappeler qu'il a dans la suite servi de référence courante dans l'historiographiephilosophique se réclamant du marxisme ? A lire l'ensemble de la Sainte Famille, on comprend aisément l'intérêt que pouvaient d'emblée trouver à ces pages Engels ou Lénine : il s'agit bien d'un des passages les plus suivis et les plus brillants, et sans doute du passa- ge le plus « philosophique », dans un ouvrage fait de pièces et de morceaux, où lapolémique se perd souvent dans le détail, voire parfois dans la futilité. L'impression que produit une première lecture autorise-t-elle pourtant à le prendre pour argent comptant, et à le lire comme un chapitre achevé d'une histoire marxiste de la philosophie ? A regarder les choses de plus près, il a de quoi intriguer, et pose peut-être plus de problèmes qu'il n'en résout. La structure même n'en n'est pas d'une parfaite limpidité, puisque le pro- jet d'exposer l'« histoire profane, massive », du matérialisme français 6 s'y traduit par un développement assez intriqué, où la volonté de mettre en évi- dence les « deux tendances du matérialisme français », celle qui se rattache à Descartes, et celle qui se rattache à Locke 7, conduit à donner une place quel- que peu démesurée à l'histoire du matérialisme britannique 8. L'intention do- minante n'en est pas non plus manifeste : comme tout l'ouvrage, elle est évi- demment polémique, mais que vise-t-elle au juste ? La cible est désignée en exergue par une citation d'un article de Bruno Bauer 9, mais ni la citation, ni du reste l'ensemble de l'article en question ne permettent de se faire d'em- blée une idée claire de ce que reproche Marx à l'« histoire critique du maté- rialisme français », ni donc des raisons exactes qui le poussent à lui opposer longuement son « histoire profane ». C'est que, au-delà de l'intention polémi- que, on doit se demander quel est, à supposer qu'il existe, le noyau doctrinal positif précis qui peut se dégager de cette polémique, et de cette « histoire ». La teneur de cette dernière, telle que la voit Marx, est du reste loin d'aller-de soi. On ne peut manquer d'être surpris de l'absence totale de Spinoza dans la présentation du matérialisme des deux siècles classiques qui nous est ici pro- posée, et l'on est en droit de s'étonner de certaines formules étranges, erro- nées ou énigmatiques, dans le détail de l'exposé. Peut-on liresanssourciller que « Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatri- 5. V.-I. Lénine : Cahiers philosophiques, trad. L. Vernant et E. Bottigelli, Ed. Soc., Paris, 1955, p. 30. Le résumé occupe les pp. 30-33. 6. SF, p. 151. 7. ib. p. 152. 8. ib. pp. 154-6 (cf. supra note 3). 9. Bruno Bauer, « Was ist jetzt der Gegenstand der Kritik », dans l'Allgemeine Literatur- Zeitung de Charlottenburg, IL 8, juillet 1844, pp. 18b-22a. L'ensemble de la section iii du chapi- tre VI de la Sainte Famille est consacré à une polémique contre cet article. Dans le § d, Marx s'en prend à un alinéa où, après avoir brossé le tableau du destin de la Révolution française, aboutissant au nationalisme et à l'égoïsme symbolisés par le régimenapoléonien, tableau auquel s'attaquait Marx dans le § c, Bauer déclare que c'est le même processus qu'avait connu lauf kld-* rung, dominée par la philosophie de Spinoza aussi bien dans ses développements matérialistes que dans ses développementsthéistes, et sombrantfinalement dans le romantismeréactionnaire. ce spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital » 10 ou que Duns Scot « était [.] nominaliste » 11 ? Comment comprendre l'erreur, signalée par les éditeurs de la traduction française, que commet Marx lors- qu'il fait mourir Arnauld la même année que Malebranche 12 ? Que peut-il bien vouloir dire lorsqu'il écrit que le matérialisme mécaniste de tradition cartésienne « se perd dans la science française de la nature proprement dite » 13 ? Et pourquoi donc insiste-t-il, et par les seuls moyens de la typo- graphie, sur le fait que les principaux tenants en sont des médecins, de Le Roy (= Regius) à Cabanis en passant par La Mettrie 14 ? etc. Encore faut-il dire que certaines des questions de ce type, celles en particulier qui concer- neraient le sens exact de plusieurs formules de prétérition, ne peuvent guère, en fait, être posées qu'après qu'on en ait trouvé la solution. C'est qu'avant de soulever ces problèmes de contenu, de sens, de structu- re ou de portée, il semblerait qu'on doive poser une question préalable qui, à ma connaissance, n'a pas été posée jusqu'ici, à savoir, celle de l'informa- tion de Marx lui-même. Question qu'il aurait sans doute été le dernier à récu- ser, puisque c'est celle que pour sa part il pose en fin de compte à son adversaire : « Où donc M. Bauer ou la Critique ont-ils su se procurer les do- cuments nécessaires pour écrire l'histoire critique du matérialisme français ? » 15, avant de conclure que les « documents » en question viennent tout droit de Hegel. Un rapide examen, pour peu qu'il soit sans préjugé, de son propre texte suffit à se convaincre qu'on est en droit de la lui poser à son tour. On ne peut, en effet, qu'être surpris — et c'est apparemment le premier aspect qui en avait frappé Lénine, de la masse d'informations qu'il contient en matière d'histoire de la philosophie, dans des secteurs, sur des doctrines et sur des personnages que la formation philosophique de Marx n'avait pas pu lui rendre particulièrement familiers. S'il est vrai que, du temps qu'une carrière universitaire semblait encore pouvoir se dessiner de- vant lui, il avait en 1841, dans sa Dissertation sur la Différence de la Philoso- phie de la Nature chez Démocrite et Epicure, fait véritablement œuvre d'his- torien de la philosophie antique, ni ses études antérieures, ni, encore moins, les activités journalistiques et politiques qu'il avait eues par la suite, n'a- vaient pu l'amener à se documenter précisément sur les philosophes français et britanniques des XVIIe et XVIIIe siècles 16. 10. SF p. 152. 11. SF p. 154. Jamais, à ma connaissance, la philosophie de Duns Scot n'a pu être qualifiée de nominalisteailleurs que dans le présent texte (ou ceux qui le démarquent). 12. SF p. 153. On sait que si l'année 1715 est celle de la naissance de Condillacet Helvétius, et de la mort de Malebranche, Arnauld, lui, était mort en 1694. 13. SF p. 152. 14. ib. o 15. SF p. 158. 16. La familiarité du père de Karl Marx avec le dix-huitième siècle français (c'est-à-dire, avant tout, Voltaire et Rousseau - cf. Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, tome I, P.U.F., Paris, 1955, p. 55 et note2) ne saurait être invoquée ici. Peut-on penser qu'il se soit livré pour la circonstance à ce travail de do- cumentation ? Les conditions de la rédaction de la Sainte Famille, et des pa- ges qui nous intéressent en particulier, ne laissent guère de place à une hypo- thèse de uploads/Litterature/ bloch-marx-renouvier-et-l-x27-histoire-du-materialisme-pdf.pdf

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