Jean-Luc Nancy : L'Intrus selon Claire Denis D.R. - Pyramide Distribution Lolit
Jean-Luc Nancy : L'Intrus selon Claire Denis D.R. - Pyramide Distribution Lolita Chammah, routarde sylvestre, croise le chemin de Louis Trebor (Michel Subor) dans "L'Intrus", de Claire Denis. Rencontrer, avec Jean-Luc Nancy, la ressource invisible de l'''inspiration'' du film de Claire Denis. Texte inédit. « My films are not highly intellectual, and L'Intrus is like a boat lost in the ocean drifting, you know ? l think that' s the way l picture it. » 1 Il aurait été légitime d'attendre que l'auteur du livre l'Intrus vienne témoigner de l'effet produit sur lui par le film qui déclare avoir reçu de ce livre" une inspiration ". Ce n'est pourtant pas ce que je ferai. Ou plutôt, je ne le ferai qu'en essayant de démêler un peu ce que le film, à son tour, m'inspire. Je ne le ferai pourtant pas en analysant le rapport qui a pu s'établir de Claire Denis à mon livre. Ce rapport, cette lecture, doit rester à son secret, à son intimité, en même temps que le film en communique pourtant l'exposition intégrale. Précisons-le tout de suite pour qui ne le saurait pas : le livre ne contient aucune histoire que le film aurait pu adapter (sauf à se transformer en documentaire médical, qui n'aurait alors, en vérité, gardé du livre aucune" inspiration "). Comme il m'est venu un jour de le dire, saisi par l'assonance, Claire Denis n'a pas adapté mon livre, elle l'a adopté. (Or c'est en particulier d'adoption que parle son film.) Le rapport entre nous n'est pas le rapport relativement" naturel" que suppose une adaptation (un simple changement de registre ou d'instrument), mais le rapport sans naturel ni évidence d'une parenté qui doit tout à son élaboration symbolique. Que ce soit là, en dernière instance, la vérité de toute parenté - c'est peut-être aussi une des leçons du film, tout comme mon livre fait penser qu'il n'y a pas, pour finir, de " corps propre" véritable: et ce " tout comme" a déjà engagé le système complexe et délicat des correspondances, des" inspirations" ou des contagions entre nous. Le livre consigne seulement une brève réflexion sur ce qu'une greffe du cœur peut représenter quant à une conscience contemporaine de l'identité. L' " intrus" y désigne une altérité irréductible et cependant incorporée dont la transplantation ne forme qu'une figure au sein d'un processus plus général de transformation qui affecte tout ce qu'on croyait pouvoir désigner comme" naturel" et qui entre dans le règne général de ce qu'ailleurs je nomme notre écotechnie . Rien à voir, donc, avec le scénario complexe et même labyrinthique d'un film dans lequel un homme traqué et au cœur épuisé se fait greffer afin de poursuivre la quête d'un fils abandonné. Rien à voir, et pourtant... il suffit que je juxtapose les deux arguments ainsi contractés du livre et du film pour faire naître une lueur: si la filiation peut être considérée comme une image (métaphore et métonymie tout ensemble) de la naturalité en général, comment ne pas accorder que le film met en question, en énigme et en suspens l'idée même ou l'hypothèse de cette naturalité ? Au-delà, on pourra se demander si ce n'est pas de la naturalité en général qu'il s'agit. L'ampleur et la beauté des paysages des deux hémisphères donnent à leurs images une autre force que celle de décors esthétisants: la question est posée - par exemple dans un long plan immobile de crépuscule sur la mer violette des îles - de la nature de la nature, si je peux dire, pour nous, aujourd'hui, et de la possibilité ou non d'habiter encore la terre (c'est un essai d'habitation, de retour à une demeure, qui fait l'avant-dernier tournant du film, non moins ambigu que les autres). Je ferai le pari d'avoir ainsi rencontré, au moins par un biais ou par un angle, la ressource invisible de l' " inspiration" de ce film et de pouvoir comprendre comment, en dépit de l'irrécusable, irréductible et bienvenue hétérogénéité qui sépare le film du livre, le premier fait retour vers le second et l'entraîne, dans ce reflux, au-delà de lui-même. Suivons le fil ainsi dégagé, celui d'une" dénaturation". Il va se révéler lui-même tressé de plusieurs brins. J'annonce simplement ceux que j'ai cru discerner: ils se désigneraient respectivement sous trois couples: " père et fils", " Christ et Dionysos", " femme et chiens". Sur chacun de ces registres, peutêtre (car je ne fais ici que des essais, tout juste esquissés), se produirait une forme d'intrusion qui déferait ou qui déjouerait le " naturel " qu'on attendrait (celui du " père ", du " dieu ", de la " femme "). Ce à quoi répondrait aussi le tressage de ces brins dans le film à travers le montage à ellipses et l'image en larges aplats ou en passages et en échappées: le rythme d'une pensée surprise et syncopée - une pensée occupée avant tout non de ses" idées" mais de son mouvement, de son allure et de son déplacement. Comme le dit dans le film la vendeuse d'une montre de prix au boîtier transparent: on peut apprécier la beauté du mouvement. Cette montre, inutile dans l'action racontée, c'est le film lui- même, de même qu'aux dernières images la meneuse de chiens de traîneau lancés dans une course sans but, riant à la forêt glacée qu'elle traverse, c'est encore le film. Et c'est en même temps celle qui le filme et qui file avec lui; celle qui file dans le film jusqu'à sortir de lui, jusqu'à le faire sortir de lui- même, avec un plaisir qui redouble au moment de crever l'écran. 2 Sur un premier plan, la simple filiation naturelle est ostensiblement mise en scène par le début du film, lorsque le fils de Trebor est présenté dans ses fonctions de père (de deux tout petits enfants), d'homme domestique (il peint un plafond) et de géniteur (il fait l'amour à sa jeune femme, dont les seins rappellent à leur tour le rapport aux enfants, du reste dans un contraste amusé avec les biberons - de manière générale, on peut dire que le père est expressément présenté comme un rôle, à commencer par l'image qui le découpe dans les cadres de deux fenêtres). Or ce fils, nous l'apprendrons, n'est justement pas le " fils bien-aimé" : ce dernier, Trebor l'a abandonné à Tahiti où il partira plus tard le chercher. Pour lui, il fera construire un bateau, car " mon fils est un bon marin" : un bon marin, c'est sans doute ce que Trebor lui-même a été ou a voulu être dans sa jeunesse, lorsqu'il abordait aux îles Marquises, ainsi qu'on le verra dans un flash-back (qui utilise un ancien film inachevé de Paul Gégauff, au titre en quelque façon prémonitoire - " le Reflux" - et dans lequel jouait Michel Subor jeune). La donnée de base est donc un trouble introduit dans la filiation - ou bien sur la filiation - par une préférence inexpliquée, immotivée, qui choisit entre deux fils celui qui représenterait une jeunesse (à coup sûr idéalisée) mais aussi celui qui fut délaissé, sans doute parce que sa mère était une étrangère de la lointaine Océanie, une Marquisienne aimée au gré d'un voyage. C'est aussi pourquoi le motif filial est introduit après un motif d'ouverture qui est celui du passage des frontières et des transferts illicites. C'est alors la jeune mère, dans son métier de douanière maîtresse-chien, qui contrôle les cargaisons suspectes. D'emblée, par le jeune couple et le double motif qu'il porte, nous est désigné un ordre de la lignée et du passage légitimes, authentiques et par cela que, sans exagérer, on est en droit de dire : une économie politique naturelle. Mesurée à cette aune, la greffe de cœur que Trebor obtient est une simple restitution d'intégrité, l'énergie redonnée pour aller plus loin. Cependant, la greffe elle-même puis l'achat du bateau impliquent une grosse somme d'argent, manifestement illégal et non moins manifestement soustrait au premier fils (double illégalité en quelque sorte: au fond, Trebor vole tout le monde, et lui-même aussi pour finir. Nous saurons que le fils délaissé est devenu le regretté. Trebor voudrait le retrouver: " trouver", n'est- ce pas ce qu'évoque son nom, et même en anglais si l'on passe par " trover " qui vient de " trouvère", donc de trobar et donnerait une coloration poétique à ce qu'on pourrait intituler" l'invention du fils" (or c'est en français qu'est utilisé ici ce prénom, qui par ailleurs en anglais parle de l'habileté; mais le français appelle aussi" tribord", terme de marine). Il voudrait retrouver ou plutôt enfin découvrir cette image, cette idée pure de filiation accomplie. Cela ressemblerait à un retour chez soi. " Je veux accueillir mon fils chez moi" dit-il en installant la case qu'il a retrouvée. C'est une pauvre demeure délabrée, où le vent agite un morceau de moustiquaire comme un fantôme. Trebor veut chasser les fantômes et faire apparaître le vrai visage du fils, de lui-même, de l'amour, de la nature réconciliée. Lors de la conclusion de uploads/Litterature/ jean-luc-nancy-l-intrus-selon-claire-denis 1 .pdf
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- Publié le Jan 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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