Mélanges d'archéologie et d'histoire Boèce et l'école d'Alexandrie Pierre Courc

Mélanges d'archéologie et d'histoire Boèce et l'école d'Alexandrie Pierre Courcelle Citer ce document / Cite this document : Courcelle Pierre. Boèce et l'école d'Alexandrie. In: Mélanges d'archéologie et d'histoire, tome 52, 1935. pp. 185-223. doi : 10.3406/mefr.1935.7261 http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1935_num_52_1_7261 Document généré le 16/10/2015 BOÈGE ET L'ECOLE D'ALEXANDRIE Uui veut connaître l'influence qu'exerça la pensée grecque à Rome et en étudier la diffusion à travers l'Occident doit d'abord répondre à la question suivante : où et comment les auteurs latins ont-ils acquis leur culture grecque? S'ils ne savaient pas la langue, ils se sont évidemment servis de traductions. Mais, les traducteurs eux-mêmes, où et comment ont-ils appris le grec? A quelle école furent-ils formés? La solution précise de ce problème éviterait bien des erreurs dans la recherche des sources grecques et des influences subies et montrerait l'inanité de tant de rapprochements vagues qui ont été proposés. Il nous a paru qu'il serait relativement aisé de fournir cette solution précise à propos de Boèce, dont l'œuvre est presque entièrement conservée. On s'accorde, en effet, à reconnaître que les commentaires de ce traducteur d'Aristote ont une originalité très restreinte, mais l'étude de ces commentaires n'a guère été poussée; quant à la Consolation, elle est mieux connue, mais tant d'éruditsont proposé tant de sources différentes pour un même passage qu'ils n'ont nullement résolu le problème précis que nous nous sommes posé1. A quoi sert-il, en effet, de savoir que tel lieu commun de Boèce se retrouve chez Cicéron, Sénèque, Plutarque et vingt auteurs grecs ou latins? Ce qui nous intéresse, c'est de préciser, au moins pour un certain nombre de cas privilégiés, auquel de ces auteurs Boèce emprunte le 1 Sur les sources de la Consolation, voir notamment : G. A. Müller, Die Trostschrift des Boelhius (Berlin, 1912), et F. Klingner, De Boethii consolatione philosophiae, dans Philologische Untersuchungen, Heft 27 (Berlin, 1921). 186 boèce et l'école d'alexandrie lieu commun, quel maître le lui a transmis. Cette enquête n'est pas d'un médiocre intérêt, si l'on songe que Boèce s'est formé aux alentours de l'an 500, époque où l'histoire des études est à peu près inconnue, où les rapports entre Rome et l'Orient sont d'une effroyable complexité, et surtout si l'on se rappelle que l'influence de Boèce s'est prolongée sur la philosophie, les lettres et les arts du moyen âge. De qui tient-il donc ce qu'il a transmis? L'opinion traditionnelle veut que Boèce soit allé à Athènes. Cette légende ne repose sur aucun fondement : elle apparaît pour la première fois dans le De disciplina scholarium dont l'inauthenticité et le manque de valeur historique ne font plus de doute pour personne1, et l'on s'étonne qu'elle trouve encore crédit2. Le seul indice qui semble à la base de cette légende est un passage de la fameuse lettre par laquelle Théodoric commande à Boèce deux horloges pour le roi des Burgondes : « Hoc te inulta eruditione saginatum ita nosse didi- cimus, ut artes, quas exercent vulgariter nescientes, in ipso discipli- narum fonte potaveris; sic enim Atheniensium scholas longe posi- tus introisti, sic palliatorum choris miscuisti togam, ut Graecorum dogmata doctrinam feceris esse Romanam3. » La suite du passage montre clairement que Théodoric désigne ici les traductions et les commentaires de Boèce; les mots Atheniensium scholas longe posi- tus introisti signifient que Boèce a pénétré, malgré l'éloignement, les écoles d'Athènes, sans préciser qu'il y soit jamais allé; ils avivent notre curiosité sans la satisfare. Seul, le témoignage de Boèce lui-même, et de ses œuvres, peut 1 Migne, P. L., t. LXIV, col. 1232 Β : « Annis duobus de viginti Athe- nis convalui. » Voir les positions de thèse de l'École des chartes de M. J. Porcher, Le « De disciplina scholarium », traité du XIIIe siècle faussement attribué à Boèce, 1921. 2 Par exemple, M. R. Bonnaud, L'éducation scientifique de Boèce, dans Speculum, t. IV (1929), p. 199, persiste à admettre cette légende, dont le Pauly-Wissowa, le Schanz et le Manitius ne font même plus mention. 3 Cassiodore, Variae, éd. Th. Mommsen, dans M. G. //., Auctores an- tiquissimi, t. XII, p. 40, 5 et suiv. boèce et l'école o'alexandrie 187 donc guider notre recherche; en un passage capital, Boèce indique l'immense plan de travail qu'il s'était assigné : « Mihi autem, si potentior divinitatis adnuerit favor, haec fixa sen- tentia est, ut quamquam fuerint praeclara ingenia, quorum labor a c studium multa de his quae nunc quoque tractamus Latinae linguae contulerit, non tamen quendam quodammodo ordinem filumque et dispositione disciplinarum gradus ediderunt, ego omne Aristotelis opus, quodcumque in manus venerit, in Romanum stilum vertens eorum omnium commenta Latina oratione perscribam, ut si quid ex logicae artis subtilitate, ex moralis gravitate peritiae, ex naturalis acumine veritatis ab Aristotele conscriptum sit, id omne ordinatum transferam atque etiarn quodam lumine commentationis inlustrem omnesque Platonis dialogos vertendo vel etiam commentando in La- tinam redigarn formam; his peractis non equidem contempserim Aristotelis Platonisque sententias in unam quodammodo revocare concordiam eosque non ut plerique dissentire in omnibus, sed in plerisque et his in philosophia rnaAimis consentire demonstrem1. » Traduire et commenter dans un ordre donné, que n'avaient pas connu les précédents traducteurs latins, toute l'œuvre logique, morale et physique d'Aristote, puis traduire et commenter tout Platon, enfin montrer que les deux philosophes sont, au fond, d'accord, c'était un programme si vaste, que Boèce, mis à mortà l'âge de quarante-quatre ans, n'en devait réaliser qu'une faible partie2. Du moins cet ambitieux programme nous révèle-t-il les intentions profondes de Boèce : par l'ampleur même de ses vues, il prétend faire œuvre originale par rapport aux traducteurs et commentateurs latins qui l'ont précédé. Nul doute que ce vaste programme dérive de l'école de Porphyre, 1 In librum Aristotelis ME PI ΒΡΜΕΝΕΙΑΣ, éd. sec. (Meiser, Leipzig, p. 79, 9 et suiv.). 2 Sur la date de naissance de Boèce, voir H. Usener, Anecdoton Hol- deri (Bonn, 1877), p. 40. 188 BOÈCE et l'école d 'Alexandrie qui a commenté à la fois Aristote et Platon1. Non seulement Boèce connaissait les commentaires de Porphyre sur Platon, perdus aujourd'hui2, mais M. Bidez a bien montré tout ce que l'œuvre logique de Boèce doit à Porphyre3 : non content d'avoir commenté Y Isagoge de Porphyre d'après la traduction de Marius Victorinus, Boèce l'a traduit lui-même et commenté une seconde fois ; son commentaire sur les Catégories d'Aristote suit pas à pas, parfois sous forme de traduction pure et simple, le commentaire κατά πεΰσιν και άπόκρισιν de Porphyre sur le même traité ; il déclare en plusieurs endroits de son commentaire sur le De interpretalione d'Aristote qu'il adopte l'opinion du commentaire correspondant de Porphyre; enfin, dans son Introducilo ad categoricos syllogismos, c'est Porphyre que suit Boèce4. Tout cela est suffisamment démontré par M. Bidez pour que nous n'ayons pas à y revenir5. Mais l'œuvre de Porphyre, vieille déplus de deux siècles, comment Boèce l'a-t-il connue? A-t-il simplement imité l'exemple de Marius Victorinus et son œuvre résume-t-elle la tradition d'une foule de commentateurs latins ignorés ou perdus? Lui-même, nous l'avons vu, 1 Voir le catalogue des œuvres de Porphyre, dans J. Bidez, Vie de Porphyre {Recueil de travaux publiés par la Faculté de philosophie et lettres de Gand, fase. 43 (1913), p. 65*-67*). 2 Le commentaire de Porphyre sur le Sophiste de Platon est cité par Boèce, De divisione (Migne, P. L., t. LXIV, col. 876 D). 3 Bidez, Boèce et Porphyre, dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 11 (1923), p. 189-201. Cf. les Comptes-rendus de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 1922, p. 346-350. 4 Nous citerons les œuvres de Boèce d'après les éditions suivantes : In Isagogen Porphyrii, éd. Brandt [C. S. E. L., t. XL VIII, 1906). De consolatione philosophiae, éd. Peiper (Teubner, 1871), dont le compte des lignes est reproduit par l'éd. Weinberger (C. S. E. L., t. LXVII, 1934). De institutione anthmetica, De institulione musica, Geometria, éd. Friedlein, Teubner, 1867. In librum Arislotelis ΜΕΡΙ ΕΡΜΕΝΕΙΑΣ, éd. Meiser, Teubner, 1877- 1880. Les autres œuvres seront citées d'après Migne, P. L., t. LXIIl-LXIV. 5 Bidez, art. cit., p. 193 et 198. boèce et l'école d'alexandrie 189 s'en défend et prétend faire œuvre originale1. Ou bien a-t-il connu directement, lui qui savait le grec, cette série de commentaires qui, depuis Porphyre, se succèdent sans interruption « dans les chaires d'Alexandrie et d'Athènes, jusqu'à Syrianus, Ammonius et Simpli- cius2 »? Et par quelles voies les a-t-il connus? Il est certain que si Boèce a connu les commentateurs latins, ce sont pourtant presque exclusivement les grecs qu'il utilise : il cite à maintes reprises, notamment dans le commentaire De interpreta- tione, les anciens commentateurs : Andronicus, Aspasius, Herminus, Alexandre d'Aphrodisias, mais ne connaît pas moins bien les plus récents, puisqu'il précise qu'il a lu le texte grec du commentaire de Thémistius sur les Analytiques3 et le commentaire de Syrianus sur le De Interpretationen. Si l'on songe que Syrianus n'est mort qu'une cinquantaine d'années avant la publication des premières œuvres de Boèce, on est conduit à se demander s'il n'y a pas trace d'un contact direct entre Boèce et les commentateurs grecs contemporains, uploads/Litterature/ boe-ce-et-l-x27-e-cole-d-x27-alexandrie.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager