91 a forêt amazonienne est un biome-continent de quelque 6,5 millions de kilomè

91 a forêt amazonienne est un biome-continent de quelque 6,5 millions de kilomètres carrés (dix fois la France) qui se répartit sur neuf pays latino-américains et représente près de la moitié des forêts tropicales humides restantes sur la planète. Cette immense région forestière, qui abrite une variété considérable d’écosystèmes terrestres et aquatiques, englobe la plus grande part de la biodiversité mondiale connue. Aujourd’hui très gravement menacée1, notamment par l’expansion des activités agricoles (élevage, soja), elle est habitée depuis au moins onze mille ans par une com­ plexe mosaïque de peuples amérindiens qui sont encore aujourd’hui, après plusieurs siècles de décimation et de spoliation, un peu plus de 400, par­ lant environ 240 langues différentes2. L’Amazonie a donc une très longue 1. Certains experts prévoient une disparition de 40 % de son couvert forestier à l’horizon 2050 ; voir Britaldo Silveira Soares-Filho et al., « Modelling Conservation in the Amazon Basin », in Nature, vol. 440, n° 7083, 23 mars 2006. histoire culturelle qui, en y modifiant au fil des temps la distribution des plantes et des animaux, a profondément influencé son histoire naturelle3. Loin d’être (ou plutôt d’avoir été) une forêt vierge, l’Amazonie a toujours été une forêt habitée, étudiée et transformée par ses habitants amérindiens depuis des millénaires. Son exceptionnelle biodiversité est donc intrinsèque­ ment liée à l’histoire de sa sociodiversité. La forêt amazonienne abrite, dans l’état encore limité de nos connais­ sances, 1 300 espèces d’oiseaux, 427 espèces d’amphibiens et 425 espèces de mammifères4. En dépit de sa grande variété, cette faune est essentielle­ ment tributaire de ressources alimentaires végétales, distribuées de manière 2. Voir Eduardo Góes Neves, Arqueologia da Amazônia, Jorge Zahar Editor, Rio de Janeiro, 2006 ; coica.org.ec ; Francisco Queixalós et Odile Renault-Lescure (dir.), As línguas amazônicas hoje, ISA-MPEG, São Paulo, 2000. 3. Voir William Balée, Cultural Forests of the Amazon. A Historical Ecology of People and Their Landscapes, University of Alabama Press, Tuscaloosa, 2013 ; Charles R. Clement et al., « The Domestication of Amazonia Before European Conquest », in Proceedings of the Royal Society B, vol. 282, n° 1812, 7 août 2015. 4. Voir Russell Alan Mittermeier et al., « Wilderness and Biodiversity Conservation », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 100, n° 18, 2 septembre 2003. La forêt polyglotte par Bruce Albert, anthropologue « Pour ceux qui ont grandi dans le silence de la forêt, le bruit des villes est douloureux. » Davi Kopenawa 92 93 Lonchocarpus utilis, utilisée comme poison dans la pêche à la nivrée, et les notes mélancoliques de l’engoulevent ibijau gris celui des fruits de l’arbre cabarí 9, tandis que la maturité des fruits à coque du noyer du Brésil est signalée par le chant du petit milan élanion perle. L’étymologie probable du terme heã se compose de he, « tête », qui renvoie à la notion d’extrémité, de « point limite », et de ã qui se réfère au son et à la voix. Le verbe intransitif heãmuu signifie « marquer sa présence par un son ». Ainsi le fait de siffler pour annoncer son arrivée dans une maison collective amie se dit-il husi heãmuu. On peut donc rapprocher ce terme de l’idée de « repère sonore ». Le réseau complexe d’associations entre voix animales indicielles et présence de gibier ou de plantes utiles dans la forêt des heã yanomami constitue ainsi un système de repérage acoustique inculqué depuis l’enfance qui, à la fois permanent et constamment mouvant, est tou­ jours à même d’orienter chasseurs et collecteurs au sein du « grand orchestre animal » de l’espace forestier10. Comme le rappelle le chaman yanomami Davi Kopenawa : « Les voix animales de la forêt que nous connaissons, les appels heã que nous évoquons entre nous, ce sont des paroles que nous avons entendues de nos anciens et qu’ils nous ont laissées en nous disant : “Ce chant est l’heã de ce gibier ou de ces fruits !” et nous les gardons en nous depuis notre enfance jusqu’à maintenant11. » Par ailleurs, certains de ces appels sont également considérés comme des indices sonores d’événements climatiques et écologiques12. Ainsi la double note grave puis l’appel retentissant du piauhau hurleur sont-ils considérés 9. Fruits toxiques rendus comestibles, une fois découpés en lamelles, par une succession de nombreux détrempages dans un cours d’eau et une longue cuisson à ébullition. 10. Une création sonore inspirée par ce thème (Hẽa, de Stephen Vitiello) a été présentée dans l’exposition Yanomami, l’esprit de la forêt présentée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain en 2003. 11. Cette citation de Davi Kopenawa, ainsi que la plupart des informations antérieures, proviennent d’une conversation tenue avec Bruce Albert et Stephen Vitiello dans la maison collective de Watoriki en janvier 2003. 12. Des signaux acoustiques heã peuvent également se voir associés à des événements d’origine humaine (approche de sorciers, d’invités, de guerriers, de visiteurs blancs) ainsi qu’à des personnages et événements mythiques ou chamaniques. Le terme heã s’applique enfin à des chants propitiatoires relatifs aux nourritures cérémonielles des grandes fêtes reahu. comme l’heã des orages, tandis que le chant matinal lancinant du motmot houtouc annonce le « temps des singes gras » (pic de la saison des pluies de juin à août) et que les salves de gazouillis aigus du tangara à bec d’argent indiquent le début du « temps des fruits de palmier pêche » (de janvier à mars). Enfin, les stridulations puissantes des grandes cigales marquent l’arrivée de Omoari a, l’être de la saison sèche. À cette écoute vigilante des voix de la forêt fait pendant un souci non moins zélé des chasseurs de communiquer avec les animaux qu’ils espèrent attirer à portée de leurs flèches en imitant l’appel de leurs semblables, de leurs congénères de sexe opposé ou de leur progéniture. Ce large répertoire de simulations des voix animales recourt généralement à des appels sifflés de divers types13 (huxomuu) ou à des imitations phoniques à base d’onomatopées. Le seul appeau que j’ai vu utiliser par les Yanomami est un sifflet de bois en forme de « T » servant à contrefaire l’appel du tapir. Les animaux qu’il est ainsi possible d’« appeler » (nakai) et de « faire répondre » (wã huamãi) dans la forêt sont, bien entendu, légion. En fonction des talents divers de mes interlocuteurs, il est apparu, au cours de nos conversations, que ces leurres acoustiques pouvaient couvrir la plus grande part du gibier couramment chassé par les Yanomami, depuis les toucans, araçaris, aras, agamis, pénélopes, hoccos, tocros, grands et petits tinamous, jusqu’aux tapirs, pécaris, cervidés et jaguars, en passant par les agoutis, les singes-araignées, les singes hurleurs roux, les sakis noirs et les sapajous à front blanc. Ces capacités d’imitation acoustique s’étendent en fait même au-delà du gibier, couvrant, ou peu s’en faut, l’ensemble de la faune de la région forestière connue et parcourue par les chasseurs (la plupart des noms d’oiseaux en yanomami sont ainsi formés à partir d’ono­ matopées de leurs chants)14. 13. Sifflets simples (soufflés ou aspirés) ou réalisés à l’aide d’une feuille pliée, des doigts, de pincements de la lèvre inférieure ou de la joue, des mains jointes en conque. 14. Les Yanomami distinguent les animaux que l’on peut « faire venir à soi en les imitant » (haxamãi) de ceux dont « on se contente simplement d’imiter la voix » (wã uëmãi pio), par exemple dans un récit de chasse ou un récit mythique. LA FORÊT POLYGLOTTE très hétérogène et soumises à d’importantes variations saisonnières5. Elle est donc à la fois peu dense et très mobile, tandis qu’une grande part du gibier recherché par les chasseurs amérindiens est de mœurs nocturnes et/ou arbo­ ricoles6. Toutes ces caractéristiques font de leur activité une tâche complexe et très ardue, aux résultats toujours imprévisibles. Par ailleurs, comme on l’imagine, l’enchevêtrement et la très grande diversité florale de ce milieu forestier – 50 000 espèces de plantes et arbres7 – opposent au regard une trame végétale impénétrable au-delà d’une très courte distance. Ainsi les chasseurs n’y font-ils généralement que deviner ou, au mieux, entrevoir des proies toujours furtives, après avoir, quelquefois, repéré des indices de leur présence sur le sol. C’est alors essentiellement le recours à l’ouïe qui leur permet de détecter la présence et les mouvements du gibier dans les sous-bois ou la canopée. On comprend donc aisément que la connaissance acoustique du milieu forestier des chasseurs amérindiens soit considérable, et ce depuis leur plus jeune âge, mais aussi que le concert des sons d’origine animale qui les entourent en permanence imprègne profondément leur langue et leur cosmologie. L’expérience acoustique des Indiens yanomami du Nord du Brésil, avec lesquels j’ai le privilège de dialoguer depuis plusieurs décennies, offre une bonne illustration de cette influence de la biophonie8 de la forêt tropicale dans le savoir vécu des peuples amazoniens. J’en évo­ querai ici, en hommage à l’œuvre de Bernie Krause, quelques exemples, du dialogue des chasseurs avec les voix de la forêt au mythe d’origine des langues animales, en passant par l’apprentissage des chants cérémoniels et chamaniques. 5. uploads/Litterature/ bruce-albert-la-foret-polyglotte.pdf

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